Ce document présente l’intégralité d’un texte rédigé pour notre ami disparu récemment, le regretté Laurent Chamontin, qui en a compilé des extraits afin d’illustrer, par un encadré, une partie de son livre : « Ukraine et Russie pour comprendre ».

Laurent Chamontin avec le sympathique sourire que nous lui connaissions, sous un aspect pondéré, consensuel, voire impassible, était, comme beaucoup de Russophiles non pro-Poutine, catastrophé par la méconnaissance de nos compatriotes et par la complaisance de la majorité de nos hommes politiques vis a vis du régime qui menait une guerre d’agression, toujours en cours depuis six ans, en Europe orientale. Il n’avait de cesse de vouloir transmettre ce que ses vastes connaissances sur cette région du monde, et son humanisme aussi curieux que perpétuellement en éveil, lui faisait découvrir. C’est pourquoi, en septembre 2015, il se lance dans la rédaction d’un nouvel ouvrage.
Il prévoit, dans son chapitre – La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre, d’insérer un de mes articles paru dans l’Express s’intitulant « Sabordage des Mistral: Comment les médias français ont été manipulés ». C’est une aimable reconnaissance de la lutte opiniatre menée par « No Mistrals for Putin », et particulièrement par Dimitri Halby, contre la désinformation du Kremlin.
Laurent envisage un chapitre, dans le même esprit, sur – Les opinions européenne et française dans la guerre hybride. Il souhaite, notamment, y mentionner les réactions qui ont prévalu lors de l’affaire des Mistral qui vient de s’achever. À sa demande, je lui remets donc, en décembre 2015, un document selon le titre qu’il m’avait indiqué : « Que nous apprend, sur la France, l’affaire des Mistral? ». Ce fut l’occasion de faire le point sur une odyssée internationale et collective dont les enjeux et les péripéties ont tenu beaucoup d’entre nous sous haute tension pendant un an et demi. Pour y avoir été passablement impliqué, il m’était difficile de faire court. En conséquence, le nombre de mots maximum fut largement dépassé. L’auteur a donc dû y faire des coupes judicieuses en recentrant le propos sur la population française et en restituant une chronologie, là où la présentation était plutôt thématique. Pour ceux que cela intéresserait, le texte d’origine est l’objet du présent article.
L’intégralité du livre papier, « Ukraine et Russie pour comprendre », a été publié sur Amazon mais il est disponible en ligne sur le site du Diploweb.
Sommaire
- Les origines de l’affaire Mistral: idéalisme, affairisme et naïveté (page 1)
- « No Mistrals for Putin », la construction empirique d’un mouvement citoyen (page 2)
- « No Mistrals for Putin », l’embrasement (page 3)
- « No Mistrals for Putin », unique mouvement organisé de protestation contre la livraison des Mistral (page 4)
- « No Mistrals for Putin », témoin, catalyseur ou acteur de la rupture du contrat Mistral? (page 5)
- Affaire Mistral, quels enseignements en retenir? (page 6)
Annexes (page 6)
- Ce document en encadré dans l’ouvrage de Laurent Chamontin.
- Ukraine Crisis Media Center: note de lecture sur « Ukraine et Russie pour Comprendre.
- Tous les chapitres de « Russie et Ukraine pour Comprendre » en accès libre sur le site du Diploweb
- « Maskirovka » Kremlin/Front-National sur les Mistral de St Nazaire
- Merci à Pierre Verluise (Diploweb) et Ariane Chemin (Le Monde).
1. Les origines de l’affaire Mistral: idéalisme, affairisme et naïveté
1.1. Coup de foudre russe
1.2. Le beurre, l’argent du beurre et la crémière
1.3. Un client infréquentable
1.1. Coup de foudre russe
En 2008, peu de temps après l’agression menée par le Kremlin contre la Géorgie, certains membres de l’Etat Major russe font part de leur souhait d’acquérir des BPC (Bâtiments de Projection et Commandement) Mistral. Concrètement il s’agit d’acheter le nec plus ultra des navires d’invasion, ceux-ci étant construits par la France au chantier STX de St Nazaire. L’amiral Vysotsky, chef d’état-major de la marine russe, déclare, que, dotées d’un navire de la trempe du Mistral, les troupes russes auraient gagné la guerre éclair menée contre la Géorgie « en quarante minutes au lieu de vingt-six heures ».
« Imaginez une émeute violente contre la minorité russophone en Estonie. Grâce au Mistral, notre marine pourrait, en quelques heures, débarquer assez de troupes ou d’hélicos pour protéger les Russes. »
Ruslan Pukhov, directeur d’un think tank moscovite spécialisé dans l’armement
Ruslan Pukhov, bien évidemment, ne mentionne pas le fait que ces éventuelles émeutes puissent être suscitées et encadrées par le Kremlin, aussi bien en termes matériels qu’en termes de propagande. Pourtant cette hypothèse d’école se montrera non dénuée de fondement comme le prouveront les événements d’Ukraine quelques années plus tard.
« Un navire de la classe Mistral est un atout potentiel pour les opérations dans l’espace post-soviétique, permettant à la Russie d’effectuer des débarquements amphibies et servant d’instrument de pression psychologique: ce navire est grand, et avec sa capacité à projeter de la puissance sur terre, n’importe quel petit pays se sentirait menacé si un tel navire russe, transportant de l’infanterie de marine, des chars et des hélicoptères, apparaissait à proximité lors d’une crise dans les relations avec la Russie. De plus, il pourrait faire quelque chose que les politiciens russes ont cherché en vain à réaliser pendant la guerre du Kosovo: envoyer un signal visible du fort mécontentement de la Russie envers l’OTAN et de sa capacité ainsi que de sa volonté à aider ses amis « .
Mikhail Tsypkin dans son ouvrage « Challenge of Understanding the Russian Navy », 2010
1.2. Le beurre, l’argent du beurre et la crémière
Les négociations traînent en longueur car Moscou exige que les Mistral soient équipés du « SENIT-9« , version améliorée du « SENIT-8 » embarqué sur le Porte-avions Charles de Gaulle. Le Système d’Exploitation Navale des Informations Tactiques (SENIT) permet d’informatiser la situation tactique des bâtiments. Avec le SENIT, les différents équipements d’un bâtiment de guerre (radars, sonars, appareils de guerre électronique, systèmes d’armes et moyens de télécommunications) sont associés de façon harmonieuse pour former un outil complexe mais homogène et nécessaire à l’obtention de la meilleure efficacité possible. Il permet aujourd’hui de suivre un millier de cibles ainsi que de coordonner une batellerie.
En dépit de l’opposition de nos partenaires de l’OTAN, et plus particulièrement des voisins de la Russie, en dépit de la désapprobation de nombre d’officiers généraux français, malgré la réprobation du syndicat CFDT de STX, le Président Nicolas Sarkozy fini par céder à toutes les exigences russes.



Le 25 janvier 2011, le gouvernement Fillon, Alain Juppé ayant succédé à Hervé Morin en tant que Ministre de la Défense, signe un contrat de 1,2 milliards d’Euros prévoyant la livraison de deux navires d’invasion Mistral (Vladivostok – automne 2014 et Sébastopol – automne 2015) équipés du « SENIT-9 » ainsi que d’une flottille d’engins de débarquement.
Les poupes, parties arrières, seront construites à St Pétersbourg à hauteur, respectivement, de 20% et de 40% des coques, sous la direction de techniciens de STX. Il est prévu une option pour la construction, sous licence, de deux BPC supplémentaires en Russie. Une formation de 400 marins russes, 200 hommes pour chacun des deux équipages, est, de, plus planifiée à St Nazaire. L’accord final permet ainsi à la Russie de s’assurer un important transfert de technologie destiné à compenser partiellement le retard pris au cours des décennies passées en limitant le déclassement de son potentiel naval.
Par ailleurs, la marine russe a prévu d’équiper ses BPC d’armements bien plus offensifs que leurs équivalents français.


Ce contrat militaire, le plus gros signé par une puissance occidentale depuis la fin de la deuxième mondiale avec l’ex-URSS, permet au constructeur, le chantier STX de Nazaire, de garnir son carnet de commandes, désespérément vide à cette époque (2011), fournissant ainsi du travail à environ 2000 employés et sous-traitants.
Nicolas Sarkozy, le « sauveur d’Alstom », peu claironner qu’il s’est porté, une nouvelle fois, au secours de l’ex-filiale de ce grand groupe, les Chantiers de l’Atlantique. A quel prix et selon quelles compromissions?
1.3. Un client infréquentable
Le 21 novembre 2013, sous la pression du Kremlin, le Président Ianoukovytch met fin au processus engagé pour la ratification de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union Européenne. Il déclenche aussitôt l’indignation de la jeunesse de son pays, dont il fracasse les rêves d’avenir. La répression des manifestations, qui en découlent, conduit à la révolution du Maïdan.


La propagande du Kremlin et ses relais dans les différents pays se mettent immédiatement à noircir ce soulèvement populaire, ainsi que, d’une façon plus générale, la société ukrainienne, en usant de la vieille et haineuse rhétorique soviétique. Le 22 février 2014, le Président Ianoukovytch s’enfuit en Russie après avoir pris le temps de vider les caisses du pays. Avant même ce départ, c’est à dire le 20 février, jour de l’assassinat par des snipers de dizaines de protestataires du Maïdan, Poutine déclenche l’occupation militaire de la Crimée, comme il finira par le reconnaître, en dépit de ses dénégations initiales. En mars 2014, au mépris de toute parole donnée, en reniant la signature russe apposée sur les engagements internationaux tels que les accords d’Helsinki, l’acte fondateur de la CEI et le mémorandum de Budapest, Poutine annexe la Crimée puis lance une guerre hybride destinée à prendre le contrôle du Donbass et du sud de l’Ukraine, le long de la Mer Noire, en ce qui est qualifié de « Novorossia« (Nouvelle Russie).
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