Le conflit qui oppose directement ou indirectement la Russie à l’Ukraine dure depuis huit ans. Il est entré dans une phase paroxystique depuis le 24 février 2022. L’exceptionnelle violence de l’invasion ainsi que l’ampleur des pertes, inconnues sur le continent européen depuis la Seconde Guerre mondiale, frappent les opinions occidentales. Mais, un affrontement culturel, tout aussi implacable que son volet militaire, déborde le seul territoire ukrainien en s’invitant chez nous, en dépit du fait que nous souhaitons l’ignorer. Pourtant, il serait faux de penser que la guerre est à l’origine de cette conflagration culturelle. Elle n’en est, bien au contraire, que la fille naturelle.
Le 8 avril dernier, Andriy Sadovyi, Maire de Lviv, fit une déclaration sur Twitter:
« Nous avons aujourd’hui une victoire importante sur le front diplomatique et culturel. Dans la ville française de Nantes, le festival du film [russe] «De Lviv à l’Oural» a été annulé. La culture ukrainienne ne peut rien avoir de commun avec les matriochkas propagandistes russes. »
Andriy Sadovyi, 8 avril 2022
Comment peut-on parler de front culturel alors que, dans notre monde civilisé, nous croyons que la culture rapproche les peuples et qu’elle est un vecteur de paix ?
Pour comprendre Andriy Sadovi, nous devons nous pencher sur les violences, les destructions, les autodafés ainsi que les déportations et adoptions forcées, pratiqués par les forces russes en Ukraine.
Nous concevons alors qu’ils résultent d’une culture « gopnik » profondément enracinée tandis que nous nous laissons généralement leurrer par sa vitrine « Tolstoïevski ».
Destructions
Au 2 mai 2022, c’est-à-dire il y a plus d’un mois, ce sont 367 sites du patrimoine culturel Ukrainien qui avaient déjà été détruits par l’occupant russe. En voici le nombre par oblast (région).
- Région de Chernihiv => 38
- Région de Dnipropetrovsk => 3
- Région de Donetsk => 75
- Région de Kharkiv => 96
- Région de Kherson => 5
- Région de Kyiv => 75
- Région de Luhansk => 25
- Région de Lviv => 1
- Région de Mykolaiv => 4
- Région de Odesa => 2
- Région de Sumy => 26
- Région de Zaporizhzhia => 11
- Région de Zhytomyr => 6

Voir RFERL: La destruction par la Russie du patrimoine national et culturel de l’Ukraine (en)
Carte documentée et interactive des dommages ou de la destruction du patrimoine culturel lors de l’agression armée de la Fédération de Russie contre l’Ukraine.
Mise à jour le 1er juin 2022.
Source: Fondation Culturelle Ukrainienne
Vert => endommagé
Jaune => destructions significatives
Rouge => totalement détruit
Nombre des églises, musées, théâtres, centres culturels, universités, lycées, bibliothèques, édifices historiques privés ou publics vandalisés ont été délibérément ciblés. À Nantes, des rassemblements en faveur de l’Ukraine, se tiennent régulièrement devant l’Opéra Graslin. Son frère jumeau, le théâtre de Marioupol, a été bombardé en dépit du fait que le mot « Дети » (enfants) s’affichait, de part et d’autre, en lettres gigantesques. On estime que trois cents à six cents personnes y ont péri. Nul n’en connaîtra le nombre. L’occupant a fait disparaître les traces de son crime.
Mais il y aurait bien plus de destructions à déplorer. Car, aux 367 sites du début de mai, il faut ajouter un mois de ravages supplémentaires. Il est nécessaire, aussi, d’y additionner les résultats du bilan qu’il reste à établir dans les 20% du pays provisoirement contrôlés par l’envahisseur.
Autodafés
Dans les écoles, bibliothèques ou universités non détruites, les ouvrages relatifs à la culture, à la littérature et à l’histoire ukrainiennes ainsi que les livres en langue ukrainienne sont éliminés par l’occupant. Les manuels scolaires sont modifiés afin de faire disparaître les mentions relatives à l’Ukraine et à Kyiv ou afin de les présenter comme des autorités « fascistes » (« nazis » selon la terminologie soviétique) pratiquant un génocide dans le Donbass depuis 2014.
Déportations et adoptions forcées
Plus d’un million deux cent mille Ukrainiens des territoires de l’Est ont été déportés contre leur gré en Russie, voire en Sibérie, jusqu’à l’Extrême-Orient russe. Ceci inclut 238 329 enfants. Nombre d’entre eux, orphelins ou séparés de leurs parents, sont en cours de « rééducation » afin d’en extirper la culture ukrainienne. À l’issue d’une procédure accélérée d’adoption ratifiée par Poutine, ils seront confiés à des familles qui en feront des vrais « citoyens » Russes.
Pour Poutine, l’Etat ukrainien, le peuple ukrainien et la langue ukrainiennes n’existent pas. Ce sont des constructions artificielles qui doivent disparaître. En conséquence, nous assistons bien à une campagne déterminée d’annihilation de la culture et de la nation ukrainienne. Il s’agit d’une entreprise génocidaire.
Culture gopnik
D’après Oleksiy Panytch, une culture humaine ne se limite pas aux arts et à la littérature.
Le sens du concept anthropologique de culture s’entend comme «des modèles de conduite et de pensée par lesquels les membres de groupes se reconnaissent et interagissent.»
Selon cette définition, la culture russe qui s’impose donc n’est pas celle que l’on se complet à imaginer dans nos salles de spectacles ou dans le confort de nos foyers. Aujourd’hui, la vraie culture russe est celle du pillage de machines à laver, d’ordinateurs, d’écrans plats, de bijoux, de vêtements, de lingerie, de maquillage, de nourriture, d’alcool, de cuvettes de toilettes, etc. par des gopniks ivres et en armes. Elle est aussi le détournement d’oeuvres d’art, planifié au plus haut niveau de l’Etat russe.

Voir: Pourquoi la Russie pille le patrimoine en Ukraine : l’exemple de la collection volée d’art scythe de Melitopol
La vraie culture russe est celle du vol et de l’incendie des céréales d’Ukraine pouvant conduire à une catastrophe planétaire, selon laquelle des millions d’être humains seraient condamnés à la famine. Elle est celle des villes rasées au sol, du bombardement délibéré d’hôpitaux, de maternités, de logements civils, d’écoles et d’abris où se terre la population. Elle est celle, de l’enlèvement, de la déportation, des assassinat de sang-froid, de la torture, du viol des femmes et des enfants, après qu’on leur ait gravé un Z sur l’abdomen.
La culture de la « Sainte-Russie » est portée par une génération immature déclassée, issue des régions périphériques défavorisées de l’empire, souvent ni slave, ni orthodoxe, ni européenne. S’y ajoutent des ressortissants des républiques d’Asie Centrale. Les improbables ambassadeurs du patriarche Kirill, ex membre du KGB, n’ont trouvé comme seul avenir que de s’enrôler et de venir mourir dans cette « opération militaire spéciale ». Ils reçoivent en échange un pécule dérisoire et l’assurance qu’ils peuvent impunément donner libre cours à une sauvagerie pour laquelle on aurait du mal à trouver un équivalent dans le règne animal.
Pendant ce temps, le Kremlin se garde bien de jeter dans le chaudron la jeunesse de ses grandes métropoles. Là, sur les médias d’Etat, on exige l’extermination des « Ukronazis » ou la vitrification nucléaire des pays occidentaux. Mais l’on s’y interdit de nommer la guerre.
Timofeï Sergueïtsev, publié par Ria Novosti, présente la définition russe du « nazi » comme étant «un Ukrainien qui refuse d’admettre être un Russe». Il affirme que toute «affinité pour la culture ukrainienne ou pour l’Union européenne» doit être considérée comme du « nazisme ».
Les principaux points de Sergueïtsev sont repris par Dmitri Medvedev, le vice-président du Conseil de sécurité de Russie, ex Président et ex Premier ministre de la Fédération de Russie. Il recommande un processus de « dénazification » devant provoquer un effondrement de l’Etat ukrainien afin de mettre en place une « Eurasie ouverte de Lisbonne à Vladivostok ».
« On me demande souvent pourquoi mes messages sur Telegram sont si durs. La réponse est : je les déteste. Ce sont des bâtards et des dégénérés. Ils veulent la mort pour nous, la Russie. Et tant que je serai en vie, je ferai tout pour qu’ils disparaissent. »
Dmitri Medvedev, 7 juin 2022
La promotion du parler et du comportement gopnik vient d’en haut. On se souvient de la remarque de Poutine à Emmanuel Macron, le 7 février 2022, concernant Volodymyr Zelensky: «Que ça te plaise ou non, ma jolie, faudra supporter». L’ancien colonel du KGB faisait référence au viol d’un cadavre féminin. À partir du 24 février, cette recommandation sera duement être mise en oeuvre. Personne n’aurait, néanmoins, pu imaginer qu’elle concernerait, aussi, des nourissons. Comme l’a souligné Françoise Thom, à de nombreuses reprises, le jargon et les rapports sociaux issus de la pègre des camps du Goulag imprègnent la civilisation russe contemporaine. « En même temps », le Président français adjure nos alliés abasourdis de ne pas humilier le Kremlin.
Finalement, la vraie culture russe contemporaine pourrait en grande partie être celle décrite par la prix Nobel de littérature, Svetlana Alexievitch, dans « La Fin de l’Homme Rouge ». Elle est bien éloignée de la vision que ses thuriféraires en ont en Europe occidentale et de celle que ses propagandistes mettent en avant.
Vitrine Tolstoïevki
La « culture Tolstoïevski », comme le dit le réalisateur Dennis Ivanov, c’est à dire les ballets russes, les films russes approuvés et financés par Moscou, ainsi que les musiciens qui nous rendent visite, sont destinés à blanchir l’image d’un Etat lancé dans un grand œuvre génocidaire à l’Est de l’Europe. Ce n’est pas une culture qui promeut la paix comme des agents d’influence veulent nous le faire croire, ici, à Nantes ou dans le reste de la France.
Balles dans la tête. Un monument au poète Taras Chevtchenko tiré à bout portant par les occupants russe à Borodyanka, dans la banlieue de Kyiv. Le génocide ne se résume pas à des milliers de victimes. L’éducation ukrainienne est interdite dans les territoires occupés, les livres ukrainiens sont brûlés. Les gens peuvent facilement être tués pour un seul mot en ukrainien.
Ministere de la defense ukrainien
Note: Taras Chevtchenko est un symbole de la culture ukrainienne, dont il est considéré comme le plus grand poète.
Le 8 avril 2022, la pianiste égérie des Kremlinophiles, Valentina Lisitsa, a pu donner un récital au Théâtre des Champs-Elysées avant d’aller jouer sur les dizaines de milliers de cadavres de Marioupol. Le 22 mai 2022, la chanteuse d’opéra Anna Netrebko a été ovationnée à la Philarmonie de Paris. Pourtant, elle n’a jamais dénoncé Vladimir Poutine, qui dit-elle, reste son président. Elle avait auparavant encouragé le projet moscovite Novorossia, auquel elle avait versé un million de roubles. Elle en avait exhibé le drapeau avec l’aide d’Oleg Tsarev, le président du soi-disant parlement de la « Nouvelle-Russie ». Ce dernier est toujours recherché pour meurtres de masse et pour complicité lors des événements s’étant déroulés à Kyiv en 2014.
Le réalisateur Kirill Serebrennikov, à Cannes et bientôt à Avignon, condamne la guerre en des termes généraux convenus le rendant acceptable auprès de l’opinion française. Mais son discours est tourné vers la défense de ses affaires et de celles de ses compatriotes. Il va jusqu’à demander la levée des sanctions visant l’oligarque Roman Abramovitch. Il n’a pas un mot en direction des réalisateurs et des artistes ukrainiens pour lesquels aucun jour ne se passe sans que l’on ne nous annonce la mort de l’un d’entre eux. Serebrennikov n’a pas un mot, non plus, pour la prometteuse et talentueuse jeunesse ukrainienne immolée aux ambitions mortifères d’un pouvoir dont il est le protégé, bien qu’il brandisse une dissidence de façade. Il ne fait rien pour arrêter la guerre.
Un autre ne voit qu’une seule culture à défendre, celle de la Russie, quitte à invoquer des menaces issues d’affabulations. Il s’agit du réalisateur Sergei Loznitsa qui aurait dû servir de paravent au festival de cinéma auquel le département, la ville et l’université de Nantes ont eu l’humanité et le bon sens de retirer leur partenariat en avril dernier. Lire ci-dessous:
Enfin, certains ont su opportunément trouver dans leur équipe ou dans leur équipage des membres d’origine ukrainienne à mettre en avant afin de continuer à promouvoir le pavillon russe et le narratif panrusse. C’est le cas de la frégate Shtandart, habituée de nos événements maritimes, et du « St. Petersburg Festival Ballet« , qui continue son « business as usual » dans nos salles de spectacles. Comme pour le cinéma, ils s’appuient sur des passionnés, qui s’opposent à tout questionnement, allant bien souvent jusqu’à l’inversion victimaire. À titre d’exemple, accueillir le Shtandart dans les ports français serait un devoir humanitaire selon Vladimir Martus, son chef de bord.
Promouvoir la culture russe aujourd’hui revient à soutenir le « ruscisme » (« rashism » en anglais, « рашизм » en ukrainien), une archaïque idéologie expansionniste et colonialiste panrusse mise à jour de pratiques génocidaires ayant de nombreux points communs avec le nazisme. S’en faire l’avocat, consiste à, de facto, en approuver les modalités techniques que sont les destructions organisées de la culture et du patrimoine de l’Ukraine.
Texte à lire absolument: Pourquoi est-il nécessaire d’être avec votre pays quand il fait un tournant et un choix historiques. Réponse de Mikhail Piotrovsky (Ru)
Bernard Grua, Nantes
Ex porte-parole de « No Mistrals for Putin », membre du collectif ayant obtenu l’annulation du festival « Entre Lviv et l’Oural », contributeur Ukrinform et Ukraine Crisis Media Center, contributeur à l’ouvrage de Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie pour comprendre » (Diploweb)
Колишній речник руху «Ні продажу Містаралей Путіну», учасник колективу, що домігся скасування фестивалю «Між Львовом і Уралом», дописувач Укрінформу та Українського кризового медіа центру, дописувач до книги Лорена Шамонтена « Україна і Росія: зрозуміти» ( Diploweb)