Sabordage des Mistral: comment le Kremlin a offert des outils fatals à sa maskirovka et pourquoi ils n’ont pas été utilisés?

Sabordage des Mistrals, Sputnik, RT, Front National, Gauthier Bouchet, Jean-Claude Blanchard

Sommaire

  1. La Russie est effarée par l’idée du sabordage qu’elle considère comme une intox pour peser dans la négociation ou comme une preuve de l’irresponsabilité du gouvernement français.
  2. Quels enseignements peut-on tirer de la cacophonie russe de 6 mai 2015?
    2.1. Une propagande russe prise au dépourvu?
    2.2. Des médias russes potentiellement manipulables car agissant en dilettantes
    2.3. Des médias occidentaux qui ont, majoritairement, oublié les préceptes professionnels du journalisme et sont à la remorque du Kremlin.
    2.4. Des médias russes qui voient les médias français comme des courroies de transmision de l’Elysée, en application du « modèle » russe.
    2.5. Des médias occidentaux qui ne font pas preuve de capacités ou de volonté d’analyse.
    2.6. C’est la France qui sert, sur un plateau, une propagande russe opportuniste.
  3. Pour aller plus loin sur le sabordage des Mistral

1. La Russie est effarée par l’idée du sabordage qu’elle considère comme une intox pour peser dans la négociation ou comme une preuve de l’irresponsabilité du gouvernement français.

Il semble que l’article du Figaro, du 5 mai 2015 à 19:48, ait provoqué un double choc dans l’opinion russe et dans la poutinosphère française. C’est peut-être à ce moment là qu’a émergé une prise de conscience générale, vécue comme une humiliation, du fait que les Mistral ne seraient jamais livrés. Parallèlement, l’idée, prise au pied de la lettre, du sabordage de ces navires comme alternative à la non-livraison paraît avoir créé un fort ressentiment. Le 6 mai 2015, une grande agitation va parcourir le monde médiatique russe pour tenter de repousser cette option de l’océanisation des BPC. De nombreux « experts » russes ont été consultés. Le terme d’expert est à prendre avec beaucoup de circonspection. Mais les éléments exposés n’en restent pas moins intéressants.

Sur « Aktual’nyye kommentarii », le 6 mai 2015, à 11:14, Alexander Shpunt (Directeur de l’Institut d’analyse politique) expose:

« Les navires de cette classe n’apparaissent pas sur le marché libre. Et si vous pouvez les acheter prêts à l’emploi, et même avec une grande remise, alors ce n’est qu’un cadeau colossal pour certains pays du Moyen-Orient qui peuvent se permettre un milliard de dollars d’achats».

Il est à noter que de nombreuses publications de ce 6 mai 2015 mentionnent comme éventuels repreneurs le Canada, la Chine (option impossible, selon nous, voir ici §5.3. ), le Brésil, l’Inde ou l’Egypte.

Le commentaire de Vyacheslav Popov, publié sur le très officiel Interfax à 13:00 est encore plus intéressant. Popov est l’ancien amiral commandant la flotte du Nord ( de 1999 à 2001).

« Aucun leader sensé, quelle que soit son envergure, ne noyera de telles structures d’ingénierie. De telles pensées (NDR: le sabordage) ne pourraient que devenir douloureuses ». « Cela a été inventé uniquement pour attirer l’attention une fois de plus et pour faire du buzz à ce sujet ».

Sur Prime News Agency (propriété de RIA Novosti à 65% et d’ITAR TASS à 35%) à 13:32, Dmitri Abzalov (Centre de communication stratégique) et Alexei Makarkin (directeur du Centre pour la Technologie Politique et auteur de six articles sur le complotiste poutinophile et assadophile « Réseau Voltaire ») disent que le sabordage est simplement impossible.

Vesti FM est une station de radio basée en Russie, propriété de VGTRK (compagnie d’État pan-russe de télévision et de radiodiffusion). VGTRK appartient à l’Etat russe. Sur ce media, à 17:46, Ruslan Pukhov indique les usages que l’on peut envisager pour les Mistral Vladivostok et Sebastopol et démonte l’affirmation des spécificités russes de ces deux bâtiments qui les rendraient intransférables. Ruslan Pukhov ( dîplomé du MGIMO et de Sciences Po Paris) est directeur du Centre moscovite d’analyses stratégiques et technologiques.

Repreneurs éventuels

« … je dirais toujours qu’en cas d’évolution dramatique de l’événement (NDR: non-livraison des Mistral), les Français achèteraient très probablement un navire pour leur marine. Le fait est qu’au départ, les Français avaient prévu d’en avoir quatre unités. (NDR: exact, ensuite, ils se sont limités à trois)… il y a de la place pour un quatrième navire… Et un autre navire – le deuxième – peut être proposé à certains pays pour l’exportation, et, très probablement, à ces pays qui ont une tradition d’exploitation de navires français d’occasion, ainsi, par exemple, le Brésil, qui utilise l’ancien porte-avions Foch et a une ambition maritime. »

Sur le fait que les navires ne répondraient pas aux normes européennes.

« Le fait est que c’est une idée fausse populaire. Ce navire a été fabriqué à l’aide de technologies commerciales, c’est-à-dire qu’il s’agit en fait d’un navire civil, ce n’est pas un navire de guerre, c’est un gros plus. La seule chose qui distingue ce Mistral russe des Français, c’est qu’il a des hangars plus spacieux et plus hauts pour les hélicoptères, car notre hélicoptère Ka-50 n’est pas entré dans les standards. De plus, son pont a été conçu pour lutter contre le givrage. »

Ce 6 mai, 2015, on a donc la preuve que ceux qui pensent, à Moscou, font tout pour évacuer l’idée du sabordage contrant, eux-mêmes, les principaux éléments de la propagande pro-livraison.

Il est néanmoins à souligner que de nombreux medias russes prennent candidement pour une option sérieuse l’idée du sabordage évoquée et contredite par le Figaro. La majorité d’entre eux ne se livre à aucune analyse ni à aucune vérification. Ils se lancent simplement dans une surenchère francophobe pour dénoncer l’outrage que représente pour eux cette option concernant deux navires qu’ils pensent leur appartenir, car ils les ont payés.

Jean-Pierre Thomas sur RT le 6 mai 2015 à 15:23 (heure de Paris). Il est le premier propagandiste pro-Poutine à transformer "l'option" du sabordage en une DECISION de l'Elysée tout en dévoilant une ignorance abyssale du dossier. Son intervention sera distribuée à plusieurs reprises par les médias du Kremlin.
Jean-Pierre Thomas sur RT le 6 mai 2015 à 15:23 (heure de Paris). Il est le premier propagandiste pro-Poutine à transformer « l’option » du sabordage en une DECISION de l’Elysée tout en dévoilant une ignorance abyssale du dossier. Son intervention sera distribuée à plusieurs reprises par les médias du Kremlin.

Puis, très rapidement, le discours russe va totalement s’inverser et la « DECISION » (sic) du sabordage, comme l’a affirmé en des termes ridicules, le Français Jean-Pierre Thomas dès le 6 mai 2015, va s’imposer comme un élément fort de la désinformation du Kremlin. Cet individu apparaitra sur la plus part des vidéos russes qui dénigrent la France sur cette affaire. Y compris dans un pitoyable jargon pseudo-anglophone (à partir de 01.30). Il convient de noter que Jean-Pierre Thomas a été promu à la tête du géant russe de l’alumium, Rusal, en janvier 2019 (avant d’être rapidement mis au rebut). Pour services rendus? Voilà un profil très voisin de celui de l’affairiste Philippe Pegorier, un ancien petit fonctionnaire de Bercy, décoré de la médaille du Ministère des Affaires Etrangères le 13 mai 2015 par Serguei Lavrov, puis le 4 août 2016 de la médaille de l’Ordre de l’Amitié sur décret de Vladimir Poutine, là aussi pour services rendus dans le cadre son combat contre les sanctions occidentales.

On n’entendra, hélas, plus jamais parler dans les medias russes ou occidentaux des providentiels articles que nous venons d’examiner.

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2. Quels enseignements peut-on tirer de la cacophonie russe du 6 mai 2015?


2.1. Une propagande russe prise au dépourvu?

Nous créditions peut-être la propagande russe de plus de monolithisme que ce qu’elle a montré lors de cette journée des dupes du 6 mai 2015. On peut s’interroger sur les causes d’un tel discours discordant. Peut-être est-ce lié à un aspect affectif de la population russe vis a vis des Mistral français, que nous aurions sous-estimé? Peut-être est-ce lié à un effet de stupeur qui a fait voler en éclats une propagande fonctionnant sur une rhétorique bien rodée, confrontée à l’imprévu? Peut-être l’effet de surprise a-t-il laissé Rogozine sans voix privant les circuits de transmission « d’éléments de langages » à porter ?


2.2. Des médias russes potentiellement manipulables car agissant en dilettantes

Il est extrêmement étonnant de comprendre qu’à aucun moment les Russes qui ont tenté, momentanément, de contrer l’idée du sabordage n’aient relu plus attentivement la source, à savoir l’article du Figaro. Car la présentation de cette idée expliquait qu’elle était intenable. Le point était, de fait, déjà réglé. On peut légitimement se demander s’il n’y a pas eu qu’un seul media russe a avoir pris connaissance de l’article du Figaro et, qu’ensuite, tous les autres organes d’information auraient travaillé sur ce document à l’interprétation erronée. Si tel est le cas, alors il est aussi possible de mystifier tout le système de propagande du Kremlin en en trouvant le point d’entrée. S’agit-il de l’agence Tass ? Ensuite, on ne peut pas comprendre pourquoi aucun des « experts » consultés n’a cherché à savoir quelle était la pratique française et quelle était la législation concernant l’océanisation des coques. La réponse était pourtant disponible. Le sabordage des Mistral était simplement inenvisageable pour la France comme nous l’avons montré le jour où nous avons décidé d’examiner cette question: Pourquoi Est-Il Impossible De Saborder Les BPC Mistral De Saint-Nazaire ? Il est particulièrement intéressant d’observer que Roman Sushenko de l’agence ukrainienne Ukrinform a immédiatement traduit cet article en russe. Во Франции Разоблачили Манипуляции Российских СМИ Относительно «Мистралей». Avec le JDD (voir plus bas) il est le seul à avoir exploité cette mise au point.


2.3. Des médias occidentaux qui ont, majoritairement, oublié les préceptes professionnels du journalisme et sont à la remorque du Kremlin.

Les médias occidentaux (à l’exception d’Ukrinform et du JDD) ne se sont pas montrés moins naïfs et plus professionnels que les Russes sur cette affaire. Ils n’ont fait aucune vérification, eux non plus. Ils se sont contentés de ce qu’en disait la presse russe. Ce qui est un comble pour des médias français, écrivant sur la France! Peut-être ces médias pensent-ils que la presse russe travaille avec des méthodes identiques aux leurs ? En tout cas, ils n’avaient certainement pas pris conscience, de l’enjeu, du bras de fer en cours et du fait que les medias russes étaient partie prenante du bluff du Kremlin.

Il faut néanmoins signaler que Presse-Ocean et Ouest-France ont été les moins réceptifs à la propagande russe. À cela plusieurs explications peuvent être invoquées. Le groupe Ouest-France (dont dépend Presse Océan) et François Régis Hutin ont pris très tôt des positions sans ambiguïté contre la livraison. Leurs journalistes de Saint nazaire ont suivi les manifestations et les publications de « No Mistrals For Putin » avec qui il dialoguaient. Enfin, pour eux, ces navires n’étaient pas un sujet de discussion virtuelle, mais une réalité physique et matérielle dans leur ville. De plus, ils mesuraient bien l’immense volume d’heures qu’en avait représenté la construction. Ils avaient aussi conscience que cette construction, en mai 2015, étaient achevée et que l’argument des milliers emplois était particulièrement malhonnête. La première sortie pour essais, du deuxième Mistral, le Sebastopol, avait eu lieu le 16 mars 2015.
Voir par ailleurs: Mistral, 15 Mai 2015: Les Médias Français À La Remorque Du Kremlin.


2.4. Des médias russes qui voient les médias français comme des courroies de transmision de l’Elysée, en application du « modèle » russe.

On peut se demander si les médias russes ne pensent pas que l’information à l’étranger, en l’espèce en France, fonctionne selon un mode similaire au leur. C’est-à-dire qu’ils s’imaginent que la presse française est aux ordres du pouvoir. Peut-être pensaient-ils que les communications sur le contrat Mistral étaient dirigés effectivement par l’Elysée et que l’idée du sabordage émanait effectivement du gouvernement français? Le concept de presse indépendante serait tout simplement hors du champ conceptuel russe.


2.5. Des médias occidentaux qui ne font pas preuve de capacité ou de volonté d’analyse.

La myopie des medias français et occidentaux est simplement sidérante. Il est inconcevable qu’aucun d’entre eux n’ait exploité les textes russes que nous avons examinés ci-dessus. On peut, là encore, parler de naïveté voire d’un manque de professionnalisme inquiétant. Du côté de « No Mistrals for Putin », nous avons, nous aussi, raté ces articles démentant le sabordage et argumentant en faveur de possibles repreneurs. Ils nous auraient pourtant bien aidés pour contrer la désinformation Kremlin/fachopshère, particulièrement ce papier et celui-là. Ils auraient tourné en ridicule les incantations du Front National Saint Nazaire (Blanchard-Bouchet) et de leur associé, Sputnik. Nous aurions dû avoir un oeil sur les publications russes sans nous limiter à la propagande en langue française ou anglaise. Pour cela, encore aurait-il fallu avoir les ressources d’un organe de presse pour ce suivi dans une langue, le russe, que nous ne maîtrisons pas. Rappelons que l’essentiel du travail d’analyse de « No Mistrals for Putin » a été réalisé par une seule personne, Dimitri Haby. Enfin, pour trouver, il aurait fallu savoir ce que nous devions chercher.

Sur cet exemple spécifique, il est crucial de rappeler l’importance des opinions et des recommandations émises par des chercheur.es comme Galia Ackermann, de culture et de langue russes, qui suivent, au quotidien, les publications de ce pays. Leurs lumières ont infiniment plus de valeur que les élucubrations d’ « experts » de circonstance, sans même parler, ici, de vieux généraux de l’armée de terre ayant sévi lors du génocide rwandais.


2.6. C’est la France qui sert, sur un plateau, une propagande russe opportuniste.

Malgré le faux pas qui a duré un peu plus de 24 heures, on ne peut qu’être impressionné par le fait que la plupart des éléments de propagande du Kremlin en faveur de la livraison des Mistral ait, en réalité, été fournis par la France. Les officines de désinformation russes n’ont fait que puiser dans ce qui leur était généreusement offert tout en sachant en faire leur miel. Les arguments du chômage, de l’indépendance nationale et du respect de la parole donnée ont principalement été avancés, à tort, par Laurent Fabius, alors Ministre des affaires étrangères, en avril, mai et juin 2014. Il reste à savoir d’où viennent, initialement, les fantaisistes montants astronomiques invoqués pour les frais de gardiennage (5 millions d’euros par mois) et pour les pénalités (entre 3 et 10 milliards d’Euros) en cas de rupture du contrat.

En revanche, il est certain que la magnifique « décision » du sabordage a été livrée par le Figaro qui citait, peut-être, un général de l’armée de terre. Il en existe un certain nombre aux propos irresponsables, que fascine l’autoritarisme de Poutine et qui ne font pas preuve de modération, ni de réserve lorsqu’ils sont en retraite. Ce ne sont pas non plus ces « hauts gradés » terriens qui bénéficieraient d’un bon niveau de compréhension concernant les enjeux maritimes et les engins navigants. On me permettra de mentionner une anecdote, entendue lors de mon service militaire, au sujet de vieux escorteurs rouillés et désarmés qui servaient de brise-lames au club nautique de la Marine à Brest. Un général de l’armée de terre en avait complimenté l’amiral en charge des opérations : « Amiral, quelle belle flotte vous avez là ! ».

"Amiral, quelle belle flotte vous avez là !".
L’aviso-escorteur Commandant Bory , réduit à l’état de coque, et utilisé comme brise-lames à Brest (janvier 2002) – « Amiral, quelle belle flotte vous avez là! »

Alors, peut-être Isabelle Lasserre faisait-elle référence à des propos du Général Christian Quesnot, en retraite depuis 1995, tel que cela a été énoncé dans une calamiteuse dépêche Reuters du 2 juin 2015 ?

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3. Pour aller plus loin sur le sabordage des Mistral

Dans un article précédent (publié sur L’Express et le Diploweb), nous avons examiné comment la propagande Kremlin/FN a fait monter la rumeur du sabordage en la transformant en bruit de fond afin de manipuler l’opinion publique. Sabordage des Mistral: «Comment le kremlin a instrumentalisé l’opinion francaise »

Nous verrons ensuite comment on peut tenter de discerner les objectifs poursuivis par cette désinformation massive. Sabordage des Mistral: pourquoi le Kremlin et le Front National exigeaient-ils leur immersion?

Nous mettrons en évidence comment de nombreux medias qui se sont fait l’écho de cette désinformation. Sabordage des Mistral: les métastases de la désinformation Kremlin – Front National dans les médias occidentaux

Rappelons que la liste des articles ayant servi à cette étude de cas est consultable ici: Sabordage des Mistral: anthologie d’une intox Kremlin – Front National, mai 2015 – septembre 2015

Enfin, pour ceux que cela intéresse, presque cinq ans après le dénouement de cet imbroglio franco-russe, il existe encore de nombreux points en suspens. Affaire Mistral, des questions qui restent ouvertes.

Liste des articles No Mistrals for Putin concernant la campagne de désinformation de Sputnik et du Front National relative au sabordage des Mistral

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Publié par Bernard Grua

Graduated from Paris "Institut d'Etudes Politiques", financial auditor, photographer, founder and spokesperson of the worldwide movement which opposed to the delivery of Mitral invasion vessels to Putin's Russia, contributor to French and foreign media for culture, heritage and geopolitics.

6 commentaires sur « Sabordage des Mistral: comment le Kremlin a offert des outils fatals à sa maskirovka et pourquoi ils n’ont pas été utilisés? »

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