
Batagol, une mine perdue au fond des monts Saïan orientaux

En Sibérie, près de la frontière mongole, sur le plateau de l’Oka (Okinksy Rayon), au cœur de la solitude des monts Saïans orientaux, le temps ne s’est pas arrêté. Mais, au cours de nos pérégrinations, dans le pays secret des Soyots je n’ai pas croisé un seul habitant, connaissant ma nationalité, sans qu’il ne mentionne la mine de Batagol fondée par le Français, Jean-Pierre Alibert, en 1847. On n’oubliait pas non plus de me rappeler qu’un des descendants de ce découvreur a cherché la mine, sans succès.
Sans même connaitre cet épisode historique, voilà plus de deux ans que je souhaitais aller dans l’Okinsky Rayon, le « petit Tibet russe ». On le disait ignoré des touristes et des Occidentaux. Aucun de mes amis et contacts russes, y compris ceux d’Irkoutsk, n’y avait jamais posé les pieds. Sans réseau, en Russie, le voyageur étranger n’est rien. A l’inverse, un bon tissu relationnel y ouvre des horizons insoupçonnés. A force d’écrire et d’en parler, j’ai été recommandé à Andreiy Bezlepkin, un photographe de Tver, qui, en juillet 2008, pour la deuxième fois consécutive, retournait dans ce lieu étonnant. J’ai donc eu la chance de rejoindre son équipe russe mais j’étais loin d’imaginer ce que j’allais y apprendre.
Sous la conduite de Badma Dondokov, de son fils Sergey et de son neveu Bator, nous nous sommes mis en chemin. Perdus, il nous a fallu bivouaquer de façon imprévue entre des cimes noyées dans la pluie et le brouillard, mais le lendemain, la montagne de graphite nous accueillait. Elle ne s’est pas livrée sans résistance, nous gratifiant d’une pluie et d’un orage d’anthologie, situation inconfortable lorsque l’on chemine sur les crêtes.
Batagol, une montagne oubliée
La mine de Batagol, dont l’entrée des galeries est à, environ, 2 200 mètres d’altitude, a été en exploitation jusque dans les années cinquante, selon des informations orales locales (à vérifier car une source écrite parle de 1992). Depuis lors, elle est totalement abandonnée. Isolée, elle n’est visitée que très sporadiquement, au cours de chasses pratiquées par les éleveurs de la région. Les vallées et les montagnes qui l’entourent sont désertes.

Cette vue, ci-dessus, comme la photo, ci-dessous, ont été prises depuis le lieu où se trouvait l’observatoire d’Alibert. Les récits indiquent une chapelle, peut-être située sous la croix, qui a disparu. Les bâtiments sur le haut de la montagne de Batagol n’existent plus. On distingue encore le tracé de l’hippodrome (entre les bâtiments et la croix). Le puits de mine d’Alibert est noyé. L’eau affleure à son ouverture. Il est probable, qu’à quelques mètres de profondeur, elle reste gelée en permanence. On voit encore les importantes maçonneries représentées à gauche de l’image.



Plus tardivement, vraisemblablement, des galeries d’extraction ont été creusées sur le flanc droit de la montagne. Elles sont horizontales. Une des galeries n’est plus accessible.

Il est possible d’entrer dans la deuxième galerie, probablement la dernière exploitée, qui est moins proche du sommet et mieux conservée par le permafrost.


Le village de Batagol, situé en contrebas de la mine, le long d’une rivière, abritait une ferme, les familles des mineurs et même une école. Il a été totalement abandonné lorsque la mine cessa son exploitation.


Aucune route ne reliait Batagol au reste du pays. Le mode de transport le plus utilisé était l’usage des rivières gelées en hiver. Leurs gorges étaient impraticables l’été. Dans les dernières années d’exploitation le graphite, utilisé par l’industrie nucléaire, était transporté par hélicoptère. C’est également en hélicoptère, qu’en 1990, Marc de Gouvenain avait pu accéder à Orlik (chef lieu de l’Okinsky Rayon, un peu plus à l’Ouest de Sorok) comme il le raconte dans « Un printemps en Sibérie ». Après la chute de l’URSS une route non asphaltée fut construite entre le plateau de l’Oka et la vallée de la Tunka, par laquelle il est possible de rallier Sorok depuis Irkoutsk. Aujourd’hui, les très rares personnes qui se rendent à Batagol y vont à cheval, généralement à partir de Sorok.


Au cours du mois de juin 2013, John Saul, un géologue, m’a écrit afin de connaitre la position GPS exacte de la mine. Selon lui, la montagne de graphite pourrait être les restes d’un gigantesque météorite. Voilà qui ajoute au caractère fabuleux de l’endroit!
En juillet 2017, notre coéquipière russe, Maria Soloveva est retournée à Batagol avec Marina Loshakova, et avec le soutien des proches de Badma Dondokov. Il s’agit, à ma connaissance, des seuls visiteurs «occidentaux» qui aient visité, depuis lors, ce site remarquable dans son poignant isolement.
La même année, Nick Fielding sur les traces de l’extraordinaire voyageur Thomas Witlam Atkinson (1799–1861) a fait un passage sur le plateau de l’Oka mais n’est pas allé jusqu’à Batagol. Le lecteur intéressé pourra se référer à son article riche d’informations «The Atkinsons and the remarkable Monsieur Alibert and his graphite mine». On y lit, notamment, une phrase de Lucy Atkinson. Elle est une sorte de clin d’oeil par dessus le siècle et demi qui sépare deux émerveillements communs. « From this mountain, which is dome-shaped, I saw what to me was a wonderful sight, and the effect of which was beautiful, viz. a rainbow beneath, not above us; I never saw such a thing before, nor have I seen it since. »

On doit à Nick Fielding d’avoir exhumé des peintures de l’Oka et de Batagol présentées dans l’album d’Alibert: «Souvenir de mes voyages en Sibérie». Il en a repris quelques-unes dans «Rare pictures of the Eastern Sayan Mountains in the 1840s». Les illustrations anciennes de cet article en sont extraites.
Les Soyots, une petite nation qui disparaît

Les Soyots, à l’origine des éleveurs de rennes, peut-être des Samoyèdes venus, il y a environ quatre siècles, des rives du lac Hövsgöl (en Mongolie, voir carte ci-dessous) ont subi des regroupement forcés, à l’époque de Khrouchtchev, comme bien d’autres petites nations tels les Nanaïs du fleuve Amour ou, plus tardivement, les Yaghnobis (descendant des Sogdiens) de la vallée du Yaghnob au Tadjikistan. Là aussi, les conséquences ont été désastreuses. Ne nomadisant plus, ils ont perdu leur caractère distinct, d’éleveurs de rennes, et sont maintenant quasiment assimilés aux Bouriates. Leur langue n’est plus pratiquée. Leurs traditions disparaissent. Ne restent que leurs croyances et leurs pratiques chamanistes, qui les distinguent de leur voisins pratiquant parfois l’orthodoxie et, plus souvent, un bouddhisme tinté de syncrétisme.



Montrant ces photos et d’autres à des Iakoutes, vivant plusieurs milliers de kilomètres au Nord-Est des Saïan, j’ai observé le profond intérêt qu’ils manifestaient avant qu’ils ne concluent par: « Mais ils sont comme nous! ».

Il y a quelques années, à Ourda Oure, une tentative de réintroduction de l’élevage de rennes ne s’est pas avérée concluante, le savoir-faire n’ayant plus été transmis et la sédentarisation s’avérant incompatible avec le mode de vie de cet animal.

Le cheptel est donc constitué de vaches, de moutons, de chevaux et de quelques yaks. Pour ce dernier animal, il s’agit d’une rareté. On y trouve, là, son terrain le plus septentrional d’autant que, dans le Pamir, le Karakoram ou l’Himayala, il ne peut vivre qu’aux alentours de 4 000 mètres d’altitude. Le yak est capable de chercher sa nourriture sous la neige. Sa fourrure est exploitée. Sa laine est filée par les Soyots et peut être utilisée pour l’habillement ainsi que pour tresser des cordages, lanières, harnais etc. Le yak est, néanmoins, en régression sur le plateau de l’Oka.

VP Solonenko et IA Kobelyatsky dans «Восточные Саяны», 1947 г. (« Monts Saïan Orientaux », 1947) indiquent que la ferme de Batagol, créée par Alibert, a été à l’origine de l’élevage bovin chez les Soyots. On peut objecter que cette activité était déjà très familière à leurs voisins Bouriates sédentaires. Sur les deux photos, ci-dessous, prises dans l’estive de Boldokte, on observe des clôtures identiques à celles de la ferme de Batagol présentée dans une aquarelle précédente. Mais, plus intéressant, selon un éleveur français, sur l’image de droite, deux vaches sont de la race Montbéliarde! On peut comprendre qu’elles soient parfaitement adaptées à une production de montagne. En revanche, on peut s’interroger sur la façon dont sont venus les géniteurs, depuis la Franche-Comté. Il n’a pas été possible de savoir s’il s’agit d’une introduction d’Alibert ou le résultat d’expériences soviétiques.

Jean-Pierre Alibert est aujourd’hui inconnu à Moscou et en France mais il est entré dans la légende sibérienne

Jean-Pierre Alibert, né à Montauban en 1820, est mort en 1905 à Paris après s’être installé à Châteauneuf-les-Bains en raison de rhumatismes contractés en Sibérie. Le graphite d’une exceptionnelle qualité, qu’il extrayait de Batagol, avait pour unique client l’entreprise Faber-Castell de Nuremberg dont il contribua à sauver l’industrie du crayon à papier d’art. La seule mine de graphite européenne de l’époque était à Borrowdale, Angleterre. Elle arrivait à épuisement.
Alibert fait partie, avec Jean-Baptiste Barthélemy de Lesseps, ayant rallié Petropavlovsk Kamtchatski à Versailles, des très rares Français découvreurs de la Sibérie, à la différence des plus nombreux explorateurs allemands, polonais, baltes ou scandinaves. Même Antoine Garcia et Yves Gauthier dans leur irremplaçable somme, «L’exploration de la Sibérie», ne mentionnent pas cette personnalité attachante, exemple d’un travail réalisé en symbiose avec une population locale pour qui il est devenu une légende.

Nadar (atelier de) (1871-1939)
Délaissées, les caisses de ses expéditions sont toujours remisées, à Paris, dans une école d’ingénieurs. D’autres reliques sont dispersées dans différents musées français. En 2008, des archives ont pu, aussi, être consultées, par Andreiy Bezlepkin à Oulan Oude, la capitale de la Bouriatie.
A l’heure où, dans notre pays, la Russie est une construction virtuelle dans laquelle chacun projette ses rêves ou ses tourments, il faudrait écrire un ouvrage et même réaliser un film sur cette aventure franco-sibérienne si romanesque, pourtant si réelle et si pétrie d’humanité. Il y a urgence. Sur site, les derniers vestiges sont en train de disparaître.
Notes
Message reçu, le 26/07/2018 de Mikhail Kokunin, géologue à Irkoutsk, auteur de « Historique de l’exploration et du développement du gisement de graphite de Botogol » (История изучения и разработки Ботогольского месторождения графита) – Traduction sommaire, en français, après le texte russe.
« Уважаемый господин Бернард Груа.
С интересом и удовольствием прочитал Ваш небольшой очерк о знаменитом руднике Батагол.
Сам я на этом руднике не был, но многое слышал о нем от геологов ранее работавших там и от своего старшего брата. В Саянах я, согласно своей специальности, занимался поисками нефрита, корунда и шпинели. Личность Алибера меня интересовала прежде всего, как проспектора который занимался не только графитом, но и другими полезными ископаемыми, в том числе нефритом.
Он также подавал заявки в Иркутское горное управление на месторождение изумрудов, которое до сих пор в Саянских горах не обнаружено. Люди интересующиеся горной историей Восточной Сибири помнят об Алибере, как энергичном предринимателе, романтике, человеке любившим Сибирь и отдавшим этому краю лучшие годы своей молодости.
С уважением,
Михаил Кокунин, Иркутск, Россия » (26/07/2018)
Cher Monsieur Bernard Grua
J’ai lu, avec intérêt et plaisir, votre petit essai sur la célèbre mine de Batagol. Je ne suis pas allé, moi-même, à cette mine, mais j’en ai beaucoup entendu parler par des géologues qui y travaillaient et par mon frère aîné.
Dans les monts Saïan, selon ma spécialité, je cherchais du jade, du corindon et du spinelle (aluminate naturel de magnésium, utilisé en joaillerie).
Pour ce qui est de la personnalité Alibert, j’étais surtout intéressé, en tant que prospecteur, par le fait qu’il était engagé non seulement dans le graphite, mais aussi dans d’autres minéraux, y compris le jade. Il a également déposé une demande auprès du département minier d’Irkoutsk pour un gisement d’émeraude, qui ne se trouve toujours pas dans les monts Saïan.
Les personnes intéressées par l’histoire montagnarde de la Sibérie orientale se souviennent d’Alibert comme d’un précurseur énergique, d’un romantique, d’un homme qui aimait la Sibérie et qui lui a donné les meilleures années de sa jeunesse.
Sincèrement, Mikhail Kokunin, Irkoutsk, Russie
Notes
Précisions: En russe les « o » non accentués se prononcent « a ». Cela explique pourquoi, en France, nous écrivons « Batagol ». La translittération anglaise préfère « Botogol » plus juste alphabétiquement mais moins exacte phonétiquement. On peut aussi lire « Batougol » sans que l’on sache s’il s’agit d’un choix ou d’une erreur.
Consulter: Plus d’informations sur Jean-Pierre Alibert, Batagol et les Soyots
Voir: L’ensemble des planches du carnet d’Alibert au CNAM Saisir « Alibert » dans la case « recherche ».
Cartes:
Situer Batagol, Sorok, les Saïan orientaux et Irkoutsk

Parcourir les deux itinéraires entre Batagol et Sorok

Plus de photos de Bernard Grua sur les Monts Saïan Orientaux
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