Maïdan, de la révolution romantique à la révolution du sacrifice

Ber ard Grua Maidan Kiev Olesya
Maidan, la Révolution de la Dignité ukrainienne: souvenirs d’un Nantais. Comment un embrasement romantique, libéral et national a soulevé Kyiv avant de basculer en une révolution du sacrifice, dans l’incompréhension occidentale?

1. L’Ukraine une « Petite Russie »?

Monastère du Sauveur-Saint-Euthyme sous la neige à Souzdal, anneau d'or, Russie © Bernard Grua 2010
Monastère du Sauveur-Saint-Euthyme sous la neige à Souzdal, anneau d’or, Russie photo Bernard Grua 2010

J’ai voyagé dans différents pays de l’ex-URSS, Tajikistan, Kirghizstan, Ouzbékistan et, bien sûr, Russie. J’ai visité ce dernier pays de nombreuses fois, principalement la Sibérie, en été et en hiver.

Village sur la route de la Kolyma, Iakoutie, Sibérie - 27/12/2010 - photo Bernard Grua DR
Village sur la route de la Kolyma, Iakoutie, Sibérie – 27/12/2010 – photo Bernard Grua DR

J’ai beaucoup d’amis russes. J’ai cherché à mieux comprendre les origines de leur pays. M’étant penché sur l’histoire officielle, j’ai cru comprendre, à tort, que pour connaître les racines russes il convenait de s’intéresser à l’Ukraine. Avant les événements de ces derniers mois, j’ai donc eu l’occasion d’aller deux fois, là aussi en en été et en hiver, en Ukraine : Kyiv, Ivano-Frankivsk, Loutsk, Lviv, Carpates, région de Shatsk.

Montagnards des Carpates se rendant au marché du lundi, Kosmach, Carpates, Ukraine 26/12/2011 - photo Bernard Grua DR
Montagnards des Carpates se rendant au marché du lundi, Kosmach, Carpates, Ukraine 26/12/2011 – photo Bernard Grua DR

Une fois sur place, j’ai réalisé que je n’étais pas dans une « petite Russie » mais dans un pays bien différent. Les Russes ont une hospitalité et une fidélité en amitié que l’on ne trouve pas en France. Mais il y a des sujets qu’il ne faut pas aborder, même avec ceux dont on est le plus proche. Il n’est pas question d’émettre le moindre doute sur le régime en place, sur la politique suivie et sur l’homme qui en est à la tête. La Russie est un pays au patriotisme ombrageux et au nationalisme attisé par le pouvoir. Ce dernier accroît son emprise sur ses citoyens en se créant des ennemis réels ou imaginaires. La haine de l’Europe et des Etats-Unis est un des principaux ciments du poutinisme.

Place du marché (Ploshcha Rynok) . Lviv, Unesco World Heritage. Volhynie, Ukraine. 05/08/2012 - photo Bernard Grua DR
Place du marché (Ploshcha Rynok) . Lviv, Unesco World Heritage. Galicie, Ukraine. 05/08/2012 – photo Bernard Grua DR

En revanche, les Ukrainiens que j’ai rencontrés n’avaient aucune prévention contre les pays de leur frontière ouest. Ils parlaient librement de politique. Ils disaient à quel point ils aspiraient à partager les valeurs occidentales pour mettre fin à la corruption qui tuait leur pays, leur avenir et leurs espoirs. Finalement, je n’ai rien trouvé de plus pertinent que ce que m’a dit, en 2011,au tout début de mon premier séjour, Yuriy, un jeune professeur de Lviv. Il avait  résumé tout ce que j’ai entendu depuis :

« Avec ce gouvernement, nous sommes revenus 20 ans en arrière. Nous devons nous développer. Pour cela nous avons besoin de stabilité,de démocratie et d’Europe ». 

Nastya devant la laure des grottes Pechersk Lavra de Kiev - photo Bernard Grua DR
Nastiya, jeune Ukrainienne, devant la laure des grottes (Pechersk Lavra) de Kiev – photo Bernard Grua DR

2. Le pressentiment d’un évènement historique majeur

Le 22 novembre 2013 je suis tombé sur la une du journal le Monde : « L’Ukraine tourne le dos à l’Union Européenne » en dénonçant, la veille, l’accord d’association dont la signature était prévue pour la semaine suivante. Je savais que c’était faux. Il ne s’agissait pas de l’Ukraine mais du clan Ianoukovitch à la tête du pays. La jeunesse ukrainienne, même si elle n’avait pas participé à la « révolution orange », en avait retenu les fruits amers ainsi qu’une absence totale de confiance  en sa classe politique. Plus que les bienfaits matériels immédiats de l’Europe, elle savait qu’il y aurait un ajustement douloureux, cette nouvelle génération en attendait une contrainte externe sur la gouvernance nationale. Seule une pression européenne, pensait-elle, était en mesure de conduire son pays à respecter ce qui allait permettre de le sortir du sous-développement où il s’enfonçait. J’ai tout de suite pensé que cette jeunesse allait s’enflammer. De fait le mouvement avait déjà commencé dans les universités, dès le 21 novembre, aux cris de « A Maïdan! ». « Maïdan Nézalejnost » est la grande place de l’Indépendance, à Kiev. Le 24 novembre j’étais à la première manifestation française d’Euro Maïdan sur le parvis des droits de l’homme, à Paris.

Drapeaux européens et drapeaux ukrainiens -Première manifestation Euromaidan à Paris, 24/11/2013 - photo Bernard Grua DR
Drapeaux européens et drapeaux ukrainiens -Première manifestation Euromaidan à Paris, 24/11/2013 – photo Bernard Grua DR

Je voulais prendre des photos  pour mes amis ukrainiens, pour leur montrer qu’ils n’étaient pas seuls. Quand le pouvoir de Ianoukovitch, le 30 novembre 2013, a lancé un assaut sanglant pour disperser Maïdan, j’étais à Carhaix en Centre Bretagne. Là, j’ai rencontré un reporter de « ProRussia.tv », la télévision française aux ordres de Poutine. Selon ses affirmations, EuroMaïdan ne concernait que quelques centaines de personnes, toutes payées par la fondation Soros. Même si,à l’époque, on ne recourait pas encore à la vieille rhétorique soviétique qualifiant le mouvement démocratique ukrainien de fasciste, c’en était déjà trop. Je me suis dit que je devais aller, moi-même, voir ce qui s’y passait. Je voulais faire mes propres observations pour pouvoir contrer ce genre d’imposteurs. J’ai donc annulé le séjour que j’avais prévu pour mes vacances de Noël, dans un petit village de Iakoutie, au Nord-Est de la Sibérie, où j’aurais dispensé du soutien scolaire pour des écoliers apprenant le français. J’avais confiance aussi dans la force démocratique de l’Ukraine. Je voulais voir tomber le dernier pan du « mur de Berlin ». Je voulais assister à l’ultime démembrement de l’URSS. J’avais l’intime conviction qu’il allait se passer un événement historique majeur. Je suis donc allé à Kiev et Ivano-Frankivsk entre le 20 décembre 2013 et le 1erjanvier 2014.

Vietche sur la place de l'indépendance (Maidan Nezalezhnosti ), Kiev, Ukraine - 22/12/2013- photo Bernard Grua DR
Vietche sur la place de l’indépendance (Maidan Nezalezhnosti ), Kiev, Ukraine – 22/12/2013- photo Bernard Grua DR

Le mur n’a pas été abattu mais la répression n’a pas triomphé, non plus. J’ai eu quelques jours de libres en février entre deux missions professionnelles. J’ai quitté Milan, le vendredi 14 février 2014 au soir, pour Kiev. Le 18, j’ai été sans m’en rendre vraiment compte au cœur de la solution ultime envisagée par le pouvoir. Puis, dans la nuit du 18 au 19 février, Maïdan ravagé, en flamme, réduit à une peau de chagrin, a tenu avec des moyens dérisoires, face un assaut meurtrier d’une violence inouïe. Les horreurs ne faisaient en réalité que commencer mais la révolution ukrainienne était sauvée. Ce miracle est dû, à mon avis, au fait que la rue Krechtchatik était restée ouverte. Au petit matin, je l’ai parcourue, à pied, avec mes bagages pour partir à Leipzig. Le 20 février des tireurs d’élite ont abattu des dizaines de protestataires désarmés dans la rue de l’Institut. Le 22 février 2014, Ianoukovitch avait pris la fuite.

3. Maïdan, épicentre de la révolution dans une Kiev sereine, familière et intemporelle

En arrivant dans le pays, fin décembre 2013, puis mi-février 2014, je n’ai pas eu de première impression… Dans cette cité que l’on disait en proie au chaos, tout était familier, tout fonctionnait normalement. C’était la Kiev que je connaissais, sereine, intemporelle.

Pont passant par dessus la rue de l'Institut en face du Palais d'Octobre et surplombant une des barricades fermant le Maidan, Kiev, Ukraine - 22/12/2013 - photo Bernard Grua DR
Pont passant par dessus la rue de l’Institut en face du Palais d’Octobre et surplombant une des barricades fermant le Maidan, Kiev, Ukraine – 22/12/2013 – photo Bernard Grua DR

Dans l’aéroport, il n’y avait pas plus de contrôle de police qu’à l’ordinaire. Les marchroutkas, le métro les magasins,les restaurants, avaient leur activité habituelle. On était loin d’imaginer que, dans cette même ville, se déroulaient des événements d’une importance mondiale. En réalité, tout se passait dans un périmètre relativement réduit.

Une Kiévienne accrochant des boules de Noël sur un sapin situé devant l'hôtel de ville, Kiev, Ukraine - 24/12/2013 - photo Bernard Grua DR
Une Kiévienne accrochant des boules de Noël sur un sapin situé devant l’hôtel de ville, Kiev, Ukraine – 24/12/2013 – photo Bernard Grua DR
Femmes se rendant à leur travail en traversant le Maidan  Kiev, Ukraine - 24/12/2013 - photo Bernard Grua DR
Femmes se rendant à leur travail en traversant le Maidan Kiev, Ukraine – 24/12/2013 – photo Bernard Grua DR

Sur Maïdan, non plus, ma première vision n’avait rien de surprenante. Je retrouvais ce que j’avais vu en photos ou en vidéo. En revanche, même si j’y étais un peu préparé, je n’aurais pas pu imaginer à quel point les gens étaient calmes et à quel point ils étaient ouverts les uns vis à vis des autres. Quand on commençait une conversation, avec qui que ce soit, il n’y avait plus moyen de la stopper.On ne pouvait s’en sortir qu’en disant : « Слава Україні! » (Gloire àl’Ukraine) ! Ce à quoi l’interlocuteur répondait « Героям Слава! » (Gloire aux héros) et vous serrait la main ou vous embrassait, quand il s’agissait d’une baboussia (Grand-mère).

Une baboussia patriote avec Sveta, jeune photographe ukrainienne, sur la rue Krechtchatyk, Kiev, Ukraine - 21/12/2013 - photo Bernard Grua DR
Une baboussia patriote avec Sveta, jeune photographe ukrainienne, sur la rue Krechtchatyk, Kiev, Ukraine – 21/12/2013 – photo Bernard Grua DR

4. La révolution romantique

Personnages sur le Maidan et la rue Krechtchatyk.
Activiste se chauffant à une corbeille transformée en brasero - Baboussia aux couleurs nationales y compris housse de téléphone et housse de parapluie - Activiste gardant une tente et parcourant les offres d'emploi dans le journal Rabota (travail), noter le président, Viktor Ianoukovytch, et le premier ministre, Mykola Azarov, dans une cage - décembre 2014,  photo Bernard Grua DR
Personnages sur le Maidan et la rue Krechtchatyk.
Activiste se chauffant à une corbeille transformée en brasero – Baboussia aux couleurs nationales y compris housse de téléphone et housse de parapluie – Activiste gardant une tente et parcourant les offres d’emploi dans le journal « Rabota » (travail). Noter le président, Viktor Ianoukovytch, et le premier ministre, Mykola Azarov, dans une cage – décembre 2014, photo Bernard Grua DR

Bien sûr, il y avait ces rumeurs de personnes disparues, enlevées dans les hôpitaux mais, honnêtement, cela semblait assez lointain. Fin décembre 2013, Maïdan, la plus prestigieuse place de la capitale ukrainienne, était un grand village enfumé où se développait une bienveillante forme de vie rurale.

Chaudron de cuisine d'activistes sur le Maidan 21/12/2013 - Kiev Ukraine, photo Bernard Grua DR
Chaudron de cuisine d’activistes sur le Maidan 21/12/2013 – Kiev Ukraine, photo Bernard Grua DR

Il y planait des fumets de bortsch, qui s’échappaient des immenses chaudrons bouillonnants.

Activistes contrôlant l'entrée nord-est du Maidan contre les titouchky et les provocateurs, Kiev, Ukraine - 24/12/2013, photo Bernard Grua DR
Activistes contrôlant l’entrée nord-est du Maidan contre les titouchky et les provocateurs, Kiev, Ukraine – 24/12/2013, photo Bernard Grua DR

Les « uniformes » des gardiens, aux barricades d’entrée, étaient faits de « bric et broc ». Ils n’étaient pas armés. Ils n’avaient même pas un bâton pour se défendre. Leurs têtes étaient couvertes de casques de chantier oranges surmontant généralement un bonnet laine. Le bruit du bois que l’on fendait, pour alimenter les cuisines, les poêles des tentes et les braseros extérieurs, faisait écho à la puissante sono du podium d’où jaillissaient des discours politiques, des chants civils, patriotiques ou religieux.

Fumées, brouillard, tentes et sono le soir du nouvel an sur le Maidan, Kiev Ukraine - 31/12/2013 photo Bernard Grua DR
Fumées, brouillard, tentes et sono le soir du nouvel an sur le Maidan, Kiev Ukraine – 31/12/2013 photo Bernard Grua DR
Vietche sur la place de l'indépendance (Maidan Nezalezhnosti ), Kiev, Ukraine - 22/12/2013- photo Bernard Grua DR
Vietche sur la place de l’indépendance (Maidan Nezalezhnosti ), Kiev, Ukraine – 22/12/2013- photo Bernard Grua DR
Activistes se chauffant sur la place de l'indépendance (Maidan Nezalezhnosti ) - 31/12/2013 - photo Bernard Grua DR
Maidan 31/12/2013 – photo Bernard Grua DR

Il y avait une forme d’allégresse aimable et sécurisante. Ce qui m’a le plus frappé, c’est cette gentillesse et cette fraternité qui enveloppaient Maïdan.
On ne savait pas trop comment le mouvement allait aboutir mais il y avait une grande effervescence créatrice.

On aurait dit une sorte de « Mai 68 » (mouvement de contestation parisien du printemps 1968), en plus généreux et en plus respectueux.

Pères de famille et jeunes de garde sur une barricade du Maidan, Kiev, Ukraine  - 23/12/2013 - photo Bernard Grua DR
Pères de famille et jeunes de garde sur une barricade du Maidan, Kiev, Ukraine – 23/12/2013 – photo Bernard Grua DR
Activiste passant la nuit sur une barricade de Maidan, Kiev Ukraine - 23/12/2013, photo Bernard Grua DR
Activistes passant la nuit sur une barricade de Maidan, Kiev Ukraine – 23/12/2013, photo Bernard Grua DR

J’avais l’impression de baigner dans une révolution romantique. Le romantisme imprégnait Maïdan, même si l’on pouvait voir à quel point l’organisation d’ensemble était époustouflante. Maïdan, commune libre de Kiev, dans sa perfection communautaire, ne ressemblait à rien de ce que l’on pouvait imaginer. Porteuse de tant d’espoirs, elle restera comme un événement majeur de l’Europe, en ce début du XXIème siècle. On s’en souviendra comme d’une incroyable utopie, que des fous généreux et désintéressés avaient réussi à faire vivre par soif de paix, de justice et d’honnêteté.

"A Magadan", lieu du Goulag Sibérien sur la mer d'Azov (Pacifique). Masque du président ukrainien Viktor Ianukovitch et de Vladimir Putin son mentor.  Place de l'indépendance (Maidan Nezalezhnosti ) Kiev, Ukraine - 22/12/2013 , photo Bernard Grua DR
« A Magadan », lieu du Goulag Sibérien sur la mer d’Okhotsk (Pacifique). Masque du président ukrainien Viktor Ianukovitch et de Vladimir Putin son mentor. Place de l’indépendance (Maidan Nezalezhnosti ) Kiev, Ukraine – 22/12/2013 , photo Bernard Grua DR

5. La révolution du sacrifice

Je suis revenu quelques jours en février 2014. Maïdan avait beaucoup changé. L’atmosphère était plus dramatique et plus funèbre. Entre temps, il y avait eu les lois dictatoriales et les morts de la rue Grouchevski. Une forme de tension imprégnait les lieux. Le 16 février j’étais sur Krechtchatik, principale rue qui mène à Maïdan. Suite aux accords passés, les activistes devaient évacuer l’Hôtel de Ville. Pravy Sektor s’y opposait.

Pravy Sektor devant l’hôtel de ville de Kyiv, 16 février 2014
Pravy Sektor devant l’hôtel de ville de Kyiv, 16 février 2014

L’ambiance était lourde.Tous ces gens masqués, ces boucliers, ces casques militaires, ces battes de base-ball, ces « uniformes » devant le bâtiment étaient sinistres.Visiblement la bonne humeur avait disparu. Maïdan était sillonné par des sections, elles aussi, casquées et entièrement équipées. Le lendemain, j’ai cherché tous les protestataires dont j’avais fait des portraits en décembre. Je venais avec des tirages papiers que je voulais leur donner. Je ne retrouvais personne. Pavlo , d’Ivano-Frankivsk, m’a téléphoné : « Fais-tu beaucoup de prises de vue ? ». Je lui ai répondu que je trouvais le climat bizarre. Je ne savais plus quoi photographier. Je sentais que beaucoup de choses m’échappaient.

Rue Grouchevski montant vers la Rada (parlement), 16 février 2014
Oratoire sur la rue Grouchevski pour les morts de janvier et début février 2014 Kiev, Ukraine  photo Bernard Grua DR
Oratoire sur la rue Grouchevski pour les morts de janvier et début février 2014 Kiev, Ukraine – photo Bernard Grua DR, 18/02/2014

Le Maïdan qui m’avait enthousiasmé et séduit s’était évanoui. Pourtant je ne peux pas dire que je me sentais en danger sur la rue Krechtchatik ou sur Maïdan. Chacun était prêt à m’accorder du temps pour me parler dans mon russe balbutiant, je ne connais pas l’ukrainien, ou pour me donner plus d’explications en anglais. Pour mon plus grand malaise, tous me félicitaient d’être présent en tant que Français. Et moi, lorsque je les quittais, je marchais avec la honte de savoir que mon pays les abandonnait. Je n’avais plus de drapeau français. Je n’avais plus mes rubans tricolores de décembre. Seuls comptaient le bleu et le jaune. Les gens étaient toujours aussi accueillants et sympathiques, même si les regards étaient plus durs. De la révolution romantique, nous étions passés à la révolution du sacrifice.

Kyiv, 16 février 2014

6. Maïdan, entre mélancolie et cauchemar

Il y a un souvenir, aujourd’hui très mélancolique, qui me poursuit. C’est l’incroyable atmosphère de Maïdan. Je savais que l’on pouvait être charmé par une personne. J’ai appris que l’on pouvait être charmé par une foule. Oui, l’esprit de Maïdan était exemplaire. Je partageais cette communion. Je me sentais ukrainien. La violence et l’injustice des attaques proférées, le discrédit qu’ont tenté d’y apporter certains de mes compatriotes, certains de nos média et nombre de mes amis russes m’ont, à chaque fois, atteint  personnellement. Quand je vois ce qui se passe en ce moment en Ukraine, je me demande si tout ce que j’ai perçu sur Maïdan n’était pas qu’un rêve. Je me demande comment toute cette énergie et toute cette bonne volonté ont pu s’évaporer alors qu’elles auraient étés tant utiles à leur nation.

Maïdan, Kyiv, 31/12/2013, photo Bernard Grua DR
Commentaire de Pavlo Kuzyk, ami ukrainien: "Une autre de mes photos préférées. Le feu fournit un bel éclairage et des reflets sur les décorations du Nouvel An, et les visages des hommes reflètent leur inquiétude et leur incertitude quant à l'avenir du pays."
Maidan, le soir du Nouvel An Kiev, Ukraine, 31/12/2013, photo Bernard Grua DR
Commentaire de Pavlo Kuzyk, ami ukrainien: « Une autre de mes photos préférées. Le feu fournit un bel éclairage et des reflets sur les décorations du Nouvel An, et les visages des hommes reflètent leur inquiétude et leur incertitude quant à l’avenir du pays. »

Mais il y a bien pire. Souvent je revois les flammes qui sortaient de la maison des syndicats en cette nuit du 18 au 19 février. J’imagine l’horreur de tous ces blessés abandonnés à une des morts les plus horribles. Je pense à leur souffrance, eux qui n’ont même pas eu la « grâce » d’une balle libératrice. Je ne peux pas enlever de mon esprit ces personnes sacrifiées lors d’un véritable« Oradour sur Glane ». On nous apprend que les Berkouts les ont piégées. Ils ont incendié l’étage supérieur et l’étage inférieur. On ne connaît ni le nom, ni le nombre de ceux qui ont ainsi péri carbonisés. Personne ne les honore. J’ai écrit, à plusieurs reprises, à EuroMaïdan, pour en savoir plus. Je n’ai pas eu de réponse. Des personnes qui étaient présentes, sur place, le 19 en début de journée, m’ont parlé de 50 à 60 victimes. Aujourd’hui, on nous raconte qu’elles étaient environ 200 et que leurs corps ont été enlevés par les « forces de sécurité » au petit matin. Voilà un meurtre de masse, avec préméditation, qui restera probablement impuni. C’est le triomphe de la bête immonde sur tous ces héros connus et inconnus. Cette bête immonde me hante.

7. Maïdan, quand la Russie retourne dans ses ages sombres et que la France bascule dans l’indignité

J’ai pu constater depuis plus de dix ans l’effrayante montée du nationalisme au pays de Pouchkine, alimentée par un Vladimir Poutine, qui lui doit, entre autres, son succès politique et sa longévité  Mais je croyais qu’il existait une sorte de communauté de personnes instruites et cultivées aimant découvrir les différents peuples du Monde. Je pensais que cette communauté humaniste se jouait des frontières. A ma grande surprise, la réaction de mes amis russes, par rapport à Maïdan, a fait voler en éclat cette bienheureuse certitude. J’ai compris à quel point le peuple russe, aveuglé par la célébration récurrente de ses héros de la « Grand Guerre Patriotique », n’a jamais porté la moindre attention aux causes de l’ascension de Hitler. Il n’a jamais cherché à s’en prémunir. L’immense majorité de la nation moscovite ne peut simplement pas imaginer qu’elle puisse être contaminée par la peste brune. Pour elle, la révolution ukrainienne a été agitée, avec succès, tel un spectre habillé de tous les oripeaux du démon. Pour elle « fraternité » veut dire« asservissement ». « Liberté » veut dire « fascisme ». Elle a basculé de la raison des lumières aux pulsions les plus primitives. Pendant 20 ans j’ai cru qu’il y avait des valeurs que nous aurions pu partager, une civilisation que nous aurions pu construire ensemble. De ces espoirs, il ne me reste que des ruines obscures. Le premier choc de Maïdan est, paradoxalement, le choc de la barbarie.

Ensuite, il me faut évoquer l’écœurement suscité par l’attitude du pays auquel j’appartiens, qui ne s’est préoccupé que des coucheries Elyséennes et des délires d’un humoriste sans inspiration, reconverti dans l’antisémitisme le plus racoleur, pendant que se déroulaient, à sa porte, des événement aussi cruciaux.

Après que Ianoukovitch se soit enfuit, la France a adopté des sanctions financières contre lui-même et contre ses proches. Ce ne fut guère plus que « le coup de pied de l’âne ». Je ne comprends absolument pas pourquoi ces sanctions n’ont pas été appliquées plus tôt. Nous les appelions tous de nos vœux. Elles auraient probablement accéléré la chute de Ianoukovitch et évité tous ces morts que l’on a connus entre le 18 et le 20 février 2014. Elles auraient limité les milliards de dollars qui ont été détournés et qui manquent, au point de mettre l’Ukraine en faillite, la rendant encore plus vulnérable. Il faut dire les choses très clairement. En France, sous la 5eme République, les relations extérieures sont le domaine réservé du Président. Le désintérêt complet de François Hollande à l’égard de ce qui s’est passé à Kiev n’est pas digne de la « patrie des droits de l’homme ». Notre pays et l’Union Européenne porteront toujours les stigmates de leur trahison morale. Nous avons abandonné tout un peuple qui voulait partager nos valeurs, le premier peuple qui ait accepté de mourir pour l’Europe.

François Hollande, sans aucune vision historique, sans aucune capacité de décision allait encore en rajouter dans l’indignité. Monsieur Gérard Araud, Représentant permanent de la France auprès des Nations unies  a très clairement expliqué les agissements russes en Crimée puis dans l’Est de l’Ukraine. Ainsi éclairé,qu’a fait notre Président ? Rien, absolument rien. Il s’est contenté de faire part de notre préoccupation. Il s’est contenté de faire dire, a posteriori, que l’on allait réfléchir à des sanctions, comme s’il était impossible d’anticiper un scénario que tout le monde connaissait et qui se renouvelle à l’infini depuis la Géorgie. Alors nos dirigeants annoncent théâtralement des mesurettes ridicules pour se donner bonne conscience. Cela ne suffit pas! Une fois l’Ukraine et le Kazakhstan dévorés, notre pays comprendra que la fuite en avant de Vladimir Poutine nous impose la confrontation. La seule alternative à l’affrontement militaire serait de provoquer la ruine de la Russie afin qu’elle ne puisse plus développer ou renouveler son arsenal militaire. Il n’en sera, là aussi, rien. L’aveuglement de notre pays et la veulerie de celui qui en est à la tête n’autorisent pas la réflexion, la détermination et les choix à moyen terme. Par crainte d’une diminution de notre pouvoir d’achat, par peur d’une nouvelle« guerre froide », nous aurons une « guerre chaude. » La leçon sera d’autant plus dure qu’elle sera tardive car le système poutinien sera encore plus dangereux. Le lâche soulagement sera de courte durée. Pour paraphraser Edouard Daladier en 1938, après les accords de Munich, on aimerait pouvoir dire : « Les cons, s’ils savaient ! ».Pourtant,nous savons tout maintenant. Alors, pourquoi acceptons-nous d’être aussi c*** ?

Mistral Vladivostok dans le bassin de Penhoët, St Nazaire, 09/05/2014 - photo Bernard Grua DR
Mistral Vladivostok dans le bassin de Penhoët, St Nazaire, 09/05/2014 – photo Bernard Grua DR

Enfin, il y a une honte dont il faut parler, c’est le scandale des navires de la classe Mistral, le « Vladivostok » et le« Sébastopol », en construction à St Nazaire, France. On les appelle BPC, Bâtiments de Projection et de Commandement. Il s’agit de la version la plus sophistiquée des navires d’invasion, capables de transporter un Etat Major, des troupes, des hélicoptères et des chars. Ces navires seront les parfaits chiens de garde d’une Crimée annexée par la Russie au mépris de tous ses engagements et au mépris de toutes les règles de la communauté internationale. Ils présentent une menace imminente pour le reste de l’Ukraine, les pays baltes, la Finlande, la Pologne et la Moldavie. On nous apprend quoi ? Le contrat est maintenu. Quatre cent marins russes viendront en Loire Atlantique au mois de juin 2014 pour être formés à l’utilisation de ces navires tueurs. Le « Vladivostok » sera livré en octobre 2014, le« Sébastopol », en 2015, à son achèvement. Nos alliés de l’OTAN nous ont fait part de leur désapprobation. Des manifestations contre ce contrat et contre la France se déroulent dans les pays « amis ». La France va être mise au ban des nations civilisées. Elle va s’attirer la haine des Etats maritimes d’Europe. La France est du plus mauvais côté de l’histoire. Elle est, de fait,le pire ennemi de l’Ukraine après la Russie. Elle chemine, main dans la main,avec le bourreau. J’en ai la nausée. Je ne peux pas accepter d’être citoyen d’un pays qui se prostitue de la sorte.

Mistral Sébastopol en construction, St Nazaire, 09/05/2014 - photo Bernard Grua DR
Mistral Sébastopol en construction, St Nazaire, 09/05/2014 – photo Bernard Grua DR

8. Maïdan, la révolution que la France n’a pas comprise

Je dois tout d’abord préciser que je regarde très peu la télévision. Je laisserai donc à d’autres le soin de commenter la bêtise de certains intervenants ou d’animateurs que l’on a pu entendre et voir sur le petit écran. Je lis beaucoup la presse écrite en ne me limitant pas à un seul type de journal ou de magazine. Je lis aussi la presse étrangère. Je suis un simple français. Je n’ai pas la sensibilité à fleur de peau que peuvent avoir, en ce moment, les Ukrainiens ou Franco-Ukrainiens. C’est pourquoi je n’ai pas l’impression que les média français aient beaucoup déformé la réalité du terrain. Je parle, bien évidemment, des journalistes qui se sont rendus sur place. Je ne détaillerai pas ici les papiers écrits par des personnes situées aux deux extrémités de l’échiquier politique français ou les torchons publiés par des pseudo experts qui, sans avoir été à Kiev, n’ont fait que reprendre la propagande russe par paresse intellectuelle, par intérêt financier, par anti-européisme, par anti-américanisme, par pédanterie ou par goût de la formule. Ce que l’on a pu lire et ce que l’on peut continuer à lire, de leur part, dépasse l’entendement. Toutefois,même pour les journalistes qui se sont rendus sur place, j’ai souvent trouvé que les analyses manquaient de fond.

Les références historiques, concernant l’Ukraine, sont souvent trop « classiques » car, dans les faits, elles se réfèrent à une histoire officielle écrite par le colonisateur, Empire Russe puis URSS. Ainsi, on insiste, souvent, sur le fait que les nations ukrainienne et russe, toutes deux slaves, sont très proches, alors qu’elles n’ont pas la même origine et qu’elles ont suivit des évolutions bien séparées. Iaroslav, grand-prince de Kiev, a marié ses filles à des souverains européens,dont Anna, née en 1024, qui a épousé un roi de France (Henri 1er) et donné naissance à un autre roi de France (Philippe 1er), alors que Moscou n’était que forêts. Néanmoins, sans remonter jusque là,  on peut dire que la nation ukrainienne a une expérience du monde occidental et de la démocratie, que la Russie autocratique n’a jamais eue. Le système politique russe est hérité de l’administration mongole qui a duré plus de trois cents ans alors que, dans cette même période, la nation ukrainienne se répartissait entre plusieurs Etats qui construisirent des cathédrales puis connurent le bouillonnement culturel de la Renaissance. Là où un tiers de la noblesse russe était d’origine mongole, la noblesse ukrainienne  s’était alliée avec la noblesse polonaise, lithuanienne et hongroise, notamment. On nous dit que les deux langues sont quasiment identiques. En réalité, elles ne sont pas plus proches que ne le sont l’espagnol et l’italien. La langue ukrainienne a au moins autant de points communs avec les langues des autres nations slaves, qui l’entourent, qu’elle n’en a avec le russe. Il est temps, qu’en France, l’histoire de l’Ukraine ne soit pas celle qui a été écrite par ses envahisseurs. Il est temps, qu’en France, nous ayons des spécialistes de l’Ukraine pour ne pas devoir laisser intervenir, en public, des « experts » russes qui ne font que réciter l’évangile du Kremlin.

Les Français ne connaissent pas l’Ukraine, alors nos journalistes ont été confrontés à deux défis : trouver des sources et faire comprendre à leurs auditeurs ou lecteurs ce qu’était le phénomène Maïdan. Là aussi, ils ont abusivement simplifié. A les lire, on assistait à un affrontement entre pro-européens et anti-européens. Pourtant, j’ai observé, de mes propres yeux,un véritable soulèvement populaire. C’était une très forte aspiration démocratique, de tout un peuple, contre les forces d’une dictature corrompue. C’était l’espérance de l’avenir contre la stagnation ou, plutôt, la régression.

On nous parle, maintenant, d’un territoire divisé entre pro-Kiev et pro-russes, sans nous dire que ces derniers ne sont qu’une minorité, même dans les régions qu’on leur dit acquises. Sans ajouter que cette minorité ne s’impose que par la violence et par la corruption des forces de sécurité locales. Si l’on parle aussi, aujourd’hui, d’un mouvement anti-Maïdan, on ne mentionne pas toujours qu’il est le fait d’hommes armés par la Russie, encadrés par des forces spéciales russes, financés par Moscou et par quelques oligarques, voire par Ianoukovitch et le fruit de ses pillages. A Maïdan, l’alcool était interdit. Maïdan était pacifique. A Maïdan la seule arme, de défense, était la batte de base-ball, et encore. Elle n’a jamais servi à frapper des civils, à les enlever, à les torturer ou à les assassiner. Ce qui se passe à l’Est de l’Ukraine est étranger, violent, criminel et imbibé d’alcool. On peut y craindre un scénario à la yougoslave. On a même pu constater, ces derniers jours, un début d’épuration ethnique. La « chasse à l’homme » est ouverte à Donetsk.

Enfin, je déteste que l’on réduise à l’extrême le drame ukrainien en le résumant à un défi géopolitique. Le territoire ukrainien n’est pas un terrain de football vide où pourraient s’affronter l’équipe américaine et l’équipe russe. C’est le plus grand pays d’Europe, peuplé d’environ 45 millions d’habitants. Ce sont des gens comme vous et comme moi. Ils ont envie d’un avenir, de pouvoir étudier et de passer des examens sans devoir acheter leurs diplômes ou verser des bakchichs à leurs professeurs. Ils veulent vivre dans un Etat de droit, où la justice ne serait pas au service d’une mafia au pouvoir,où les jugements ne seraient pas rendus en faveur de celui qui est capable déverser le plus gros pot de vin. Ce sont des citoyens qui ne supportent plus d’être rackettés par une police qui devrait assurer leur sécurité. Ce sont des victimes qui n’en peuvent plus de devoir reverser 50% de la somme qui leur était due au fonctionnaire chargé de leur attribuer leurs indemnités, comme cela a été le cas pour les irradiés de Tchernobyl.

© Auteur: Bernard Grua Nantes, France, Nantes, mai 2014 Article initialement publié sur InformNapalm

Sur ce site lire:

https://bernardgrua.net/2015/06/07/maidan-petite-brisure-decorce-calcinee-et-meurtrie-ne-rompt-pas/

Voir aussi l’article de Ouest France, 7 juin 2014: « Douloureuse amitié pour les populations d’Ukraine » ainsi que l’article du même journal, 20 août 2014 : « Conflit: Olga et ses filles ont fui l’Ukraine et la guerre » et celui du 20/11/2014 : « Les photos d’Ukraine du Nantais Bernard Grua à Paris »

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Article Ouest-France

Ouest France Bernard Grua Maidan
Article Ouest France

Exposition à l’Institut Culturel Ukrainien

Publié par Bernard Grua

Graduated from Paris "Institut d'Etudes Politiques", financial auditor, photographer, founder and spokesperson of the worldwide movement which opposed to the delivery of Mitral invasion vessels to Putin's Russia, contributor to French and foreign media for culture, heritage and geopolitics.

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