Comme la majorité du monde arabe, la Tunisie est silencieuse sur le drame d’Alep. La société civile tunisienne, qui a montré à quel point elle savait se mobiliser, est absolument passive à l’exception d’une banderole, « Save Aleppo », quelquefois exhibée sur l’Avenue Bourguiba de la capitale. La justification invoquée est généralement celle-ci: « Les Salafistes ont fait beaucoup de mal. Nous ne pouvons pas prendre position pour Alep car nous passerions pour des Salafistes ». Voilà quelle serait la raison de cette omerta. A cela, il faut ajouter une rancœur profonde à l’égard des Etats Unis, qui ont envahi l’Irak et provoqué la mort de Sadam Hussein, souvent considéré comme un martyr. Il est même possible d’entendre une assertion que l’on ne peut pas, bien évidemment, généraliser mais qui doit être écoutée : « Daech a été créé par les Américains et Israël ». Dès lors, l’action de Poutine au Moyen Orient ne suscite pas une grande émotion, voire peut même être considéré comme un retour vers un « juste » équilibre.
Personne ne s’imagine que ce qui « fonctionne » si bien pour la Syrie puisse toucher le pays du jasmin. Mais son tour viendra peut-être. Anarchie, récession économique, crise morale, la révolution tunisienne n’a pas tenu ses promesses. Elle est, malgré-tout, la seule des révolutions arabes qui n’ait pas totalement échoué. La parole et les médias restent libres. On nous parle du « Miracle tunisien ». Ici, comme bien souvent, « miracle » ne veut pas dire « succès » mais « catastrophe évitée de justesse ». Est-ce bien certain? Un tel état provisoire ne saurait durer. Les attentats du Bardo et de Sousse avant Ben Guerdane et d’autres assauts n’ont été que les signes avant-coureurs d’une menace grandissante.
Regardons ce qui s’est passé en Tchétchènie. Regardons ce qui a été tenté en Ukraine. Regardons ce qui se passe en Syrie. La démocratie, les réformes, la possibilité que pourrait avoir le peuple d’influer sur sa gouvernance sont insupportables pour Vladimir Poutine. La méthode est toujours la même. Elle consiste à détruire d’abord les réelles forces de changement démocratique, quitte à les assassiner si elle ne peut les radicaliser, à susciter, financer et développer l’extrémisme, créer le chaos, la haine et la peur. Ensuite, au nom de la lutte contre l’extrémisme politique ou religieux, Poutine et ses supplétifs obtiennent carte blanche pour mener, à leur guise, la guerre qu’ils souhaitent.
Des camps de formations terroristes sont connus et/ou démantelés régulièrement en Tunisie (Jendouba, Sousse, Le Kef, Monastir, Mont Mghilla…). Leurs recrues, jusqu’à maintenant, étaient principalement envoyées en Syrie et au Mali. Ces exportations n’ont plus lieu d’être. Les combattants vont pouvoir se retourner contre leur propre pays. Dans le même temps l’effondrement militaire de l’EI va provoquer le retour de milliers de djihadistes. Ne doutons pas que les services secrets de Poutine tiennent là leur meilleure carte.
Sans une prise de conscience de la société civile, le pays de Sidi Mansour et des Soufistes risque de se retrouver, un jour, sous les bombardements russes après avoir subit les massacres d’une métastase de l’EI, appuyé par celui qui a besoin, maintenant, d’un état de guerre permanent pour se maintenir au pouvoir.
Amis tunisiens, Alep mérite beaucoup mieux que votre indifférence! Si vous ne le faites pas pour vos frères syriens, faites le pour vous.
© Auteur: Bernard Grua, Nantes, Bretagne, 03/12/2016
La Tunisie peine à gérer ses combattants de retour de Syrie
24 SEPTEMBRE 2018 PAR LILIA BLAISE
La Tunisie a fourni à l’État islamique le plus gros contingent de combattants étrangers. Leur retour est un véritable tabou pour les institutions, très avares en informations. Les programmes de lutte contre la radicalisation restent le fait de la société civile.
C’est à la fois un tabou et une menace. Les autorités tunisiennes sont régulièrement mises en cause pour leur défaillance dans le traitement et la prévention de la radicalisation djihadiste, alors que le pays a fourni à l’État islamique en Syrie le plus gros contingent de combattants étrangers. Certains sont de retour et directement redirigés vers la prison, sans que les motivations à l’origine de leur parcours ne soient traitées à la racine.
La dernière fois que le gouvernement tunisien a mis à l’ordre du jour la question de la radicalisation, c’était le 9 mai dernier, lors d’une conférence organisée en grande pompe par l’ITES, l’Institut tunisien des études stratégiques, un think tank rattaché à la présidence de la République. Cet institut est l’un des seuls à avoir pu accéder aux prisons tunisiennes, interviewer directement dans leur cellule des jeunes Tunisiens revenant de zones de conflit et en faire un rapport. Depuis, le sujet est retombé dans les oubliettes.
Selon les chiffres de l’ONU, le nombre de Tunisiens partis en Syrie depuis 2011 oscille entre 5 000 et 6 000. Les autorités tunisiennes parlent de 2 929 terroristes tunisiens à l’étranger. Près de 800 d’entre eux seraient rentrés de Libye et de Syrie, et tous seraient passés par la case prison, même si, là encore, les chiffres varient.
Or, peu de stratégies à l’échelle nationale ont été élaborées sur la question du retour des djihadistes, qui sont aussitôt mis en prison dès leur arrivée sur le sol tunisien. Le gouvernement a axé sa politique sur l’aspect sécuritaire en mettant en place une Commission nationale de lutte contre le terrorisme, qui doit faire travailler ensemble les différents ministères et s’employer aussi à prévenir le risque terroriste sur le sol tunisien. Ses membres ne sont autorisés à parler aux médias qu’officieusement et communiquent peu sur le travail de la commission, notamment sur le volet de la prévention.
« La politique générale vis-à-vis des djihadistes ou même des personnes enclines à une radicalité sans être passées à l’acte violent reste celle du “hard power”. Il y a toujours eu ce penchant vers ce genre de politique depuis les années 2000 et le début de la lutte antiterroriste en Tunisie. Si bien qu’aujourd’hui, il n’y a toujours pas de classification entre un terroriste et quelqu’un de violent ou avec des idées radicales », témoigne Fakhreddine Louati, consultant en stratégie sécuritaire.
Il est par ailleurs difficile de statuer sur les cas des Tunisiens partis combattre à l’étranger : la Constitution tunisienne leur donne le droit de revenir dans leur pays et les juger pour participation à une organisation à caractère terroriste reste difficile, si les preuves manquent. Comme en France, lors de l’instauration de l’état d’urgence, en Tunisie, 139 personnes avaient été assignées à résidence après l’attaque terroriste contre un bus de la garde présidentielle, qui avait fait 12 morts et 20 blessés le 24 novembre 2015.
Depuis, les autorités disent avoir déjoué plusieurs tentatives d’attentat, malgré la décapitation de deux bergers par les cellules tuniso-algériennes du groupe Okba Ibn Nafaa, lié à Al-Qaïda au Maghreb, et les fréquentes attaques terroristes contre des représentants de l’ordre.
Des annonces ponctuelles de démantèlement de cellules à caractère terroriste sont faites chaque semaine, mais les procès de ces individus restent très peu médiatisés, tout comme les portraits des auteurs des attentats du Bardo et de Sousse, dont les profils ont fait l’objet de très peu d’écrits. Les procès liés à ces deux attentats piétinent et les procureurs tunisiens n’ont pas la même tradition qu’en France de dresser le parcours de vie des assaillants ou des présumés terroristes, dans le cas du démantèlement de cellules. Beaucoup de procès se tiennent également à huis clos.
« Il y a plusieurs types de dangerosité pour ceux qui reviennent de Syrie et de Libye. Il y a une classification de la justice tunisienne entre ceux qui ont commis des crimes de manière avérée – et d’ailleurs ce sont souvent ceux qui refusent toute communication –, et ceux qui ont été appréhendés dans des groupes mais dont le degré de criminalité reste encore incertain. Le troisième niveau de classification, ce sont ceux qui se sont contentés parfois d’apologie du terrorisme sur Internet ou qui ont partagé sur les réseaux sociaux », raconte Sami Kallel, un ancien juge pénal qui a travaillé sur le rapport de l’ITES.
Pour ceux qui ont purgé leur peine, la réinsertion reste difficile. « La plupart des repentis ou ceux qui s’en sont sortis ou qui ont purgé leur peine, ont interdiction de parler aux médias. L’un d’entre eux, un jeune qui a tenté de partir en Syrie et qui a fait partie de notre programme de réhabilitation, en a fait les frais. Il a parlé de son histoire pour sensibiliser sur la façon dont il a pu sortir de la radicalisation, et le lendemain, il s’est retrouvé avec des policiers devant chez lui. Ils lui ont dit : “Tu es une star maintenant, on te voit partout, rappelle-toi de nous” », raconte Wissem Missaoui, président de l’association Beder, qui travaille sur le développement économique mais aussi sur la prévention de l’extrémisme violent dans les quartiers populaires.
Aujourd’hui, la société civile craint plus la radicalisation possible sur le territoire tunisien de ceux qui n’ont pu ni partir en Syrie, ni immigrer clandestinement en Europe, comme le pointe un article du Washington Post publié le 8 septembre, qui estime que la Tunisie est désormais une terre de recrutement, notamment au niveau des frontières algérienne et libyenne, pour des attaques sur le territoire national.
La dernière attaque remonte à juillet 2018, au poste frontalier de Ghardimaou, où six policiers ont été tués par une bombe artisanale. Les auteurs des attaques sont parfois directement recrutés dans les villages limitrophes, comme du côté de Kasserine, au centre-ouest de la Tunisie, où certains jeunes partent rejoindre les groupes armés dans les montagnes, par désillusion ou à cause du chômage.
Autre menace, les prisons surpeuplées auxquelles la société civile a peu accès. Des syndicalistes représentant les agents pénitentiaires, qui ont souhaité garder l’anonymat, ont confié leur malaise face aux prisonniers radicalisés. « Nous essayons d’isoler leaders et suiveurs, mais c’est très dur, car les prisons sont vraiment bondées, révèle un agent. Nous n’avons pas vraiment d’outils ni de formation pour lutter contre ce phénomène. Certains d’entre eux sont protégés à l’extérieur et menacent parfois directement la famille du gardien. D’autres pensent qu’ils ont tous les droits, étant donné que la justice est beaucoup plus sévère depuis la révolution avec la maltraitance en prison. Donc ils utilisent ça aussi contre nous. » Selon l’ITES, plus de 1 000 radicalisés sont aujourd’hui dans les prisons tunisiennes.
Résultat, face à l’absence d’une réelle politique ou d’une communication sur le sort des djihadistes tunisiens, la société civile s’est penchée sur les données disponibles et travaille sur la prévention, sans être forcément en lien avec les autorités.
« Nous travaillons vraiment sur le terrain en coordination avec la police pour prévenir les facteurs de violence chez les jeunes. Pour l’instant, nous avons peu de communication avec les structures étatiques sur le sujet », témoigne Wissem Missaoui.
« Le rapport avec la police est très clivant car encore aujourd’hui, beaucoup des candidats au djihad et des revenants de l’EI sont perçus comme des héros, face aux policiers qui sont craints et détestés, surtout dans les quartiers populaires », ajoute Wael Garnaoui, doctorant en psychologie qui prépare une thèse intitulée Désir de partir chez les jeunes tunisiens : de la migration clandestine à l’engagement dans les filière djihadistes, mutations politiques et aspects subjectifs cliniques. Pour lui, les points communs existent entre le départ pour le djihad et l’émigration clandestine, surtout dans les profils de ceux qui partent. « Tous les jeunes que j’ai rencontrés expriment aujourd’hui leur désir de partir, car il y a une frustration par rapport aux conditions sociales et c’est cela qu’il faut détecter, les raisons de cette frustration. »
« Il n’y a pas vraiment un profil type du djihadiste tunisien »
En Tunisie, peu de chercheurs parlent de radicalisation ou de déradicalisation. Beaucoup préfèrent parler d’extrémisme violent et de réinsertion, car les causes de radicalisation sont plurielles. Elles sont aussi souvent liées à d’autres formes de radicalité, comme le basculement vers la contrebande et le secteur informel de certains jeunes qui vont parfois, ensuite, aller vers le radicalisme religieux. Elles relèvent à la fois de raisons socio-économiques, d’une déception à l’égard de l’État et des aspirations de la révolution, et de la séduction aussi de certains prédicateurs charismatiques dans les moquées et sur Internet.
« On se rend compte que les motivations qui ont amené certains à partir en 2011 ne sont plus les mêmes qu’aujourd’hui. Il n’y a pas vraiment un profil type du djihadiste tunisien. Certains au début se sentaient investis d’une mission, d’une responsabilité dans le conflit syrien, et il y avait un contexte politique et idéologique qui pouvait les pousser à partir, et aussi la libération de nombreux prisonniers politiques islamistes. En 2013, on observe un shift. Les jeunes qui partent viennent de la gauche communiste, sont d’anciens révolutionnaires déçus ou des petits délinquants passés par une prison dans laquelle certains prédicateurs officient », témoigne Wissem Missaoui, de l’association Beder.
Un exemple de ce « basculement » avait frappé les Tunisiens en 2015, celui du rappeur Marwen Douiri alias Emino, parti s’engager dans l’État islamique en Libye, puis en Syrie et enfin en Irak. Il serait mort à Mossoul en 2016. « Son exemple est frappant, car c’était un jeune doté d’une conscience politique qu’il exprimait dans ses chansons, mais il est aussi passé par la case prison à cause d’un joint et il a eu beaucoup de problèmes avec la police tunisienne, analyse le chercheur Wael Garnaoui. On peut donc voir comment la frustration sociale d’avant la révolution qui animait les jeunes s’est progressivement politisée avec les départs vers l’émigration clandestine ou vers la Syrie. C’est une décision politique de partir, où que ce soit. »
Dans un rapport publié en 2015, le Centre tunisien pour les recherches et les études sur le terrorisme, créé par l’ONG du Forum des droits économiques et sociaux, a analysé près de 384 cas en justice liés à la radicalisation et au terrorisme, impliquant près de 2 224 accusés. Dans la plupart des procès-verbaux étudiés pour la période allant de 2011-2013, les accusés citent des prêches violents dans plusieurs mosquées qu’ils fréquentaient et qui auraient pu les faire basculer vers la radicalisation.
Le gouvernement de la Troïka, un gouvernement de coalition rassemblant trois partis mené par le parti islamiste Ennahdha, avait d’ailleurs été beaucoup critiqué à l’époque pour son laxisme dans le contrôle des prêches dans les mosquées. La présence et le prosélytisme de groupes salafistes comme Ansar Charia entre 2011 et 2013, sans restrictions, sur le territoire tunisien, médiatisés dans le documentaire La Tentation du Jihad, comptent parmi les facteurs potentiels de radicalisation, puisque plusieurs leaders du groupe sont ensuite partis en Syrie et sont morts là-bas.
Le rapport de l’ITES note aussi un point commun à tous les radicalisés interviewés en prison : la question de l’État « injuste » ou « ingrat » qui ne présente plus d’opportunités de travail ou de réussite, et qui suscite un sentiment « d’oppression ».
Ce qui est commun à la plupart des études faites sur la question en Tunisie reste l’attrait de la jeunesse pour les mouvements radicaux et la vulnérabilité des jeunes localisés dans des zones marginalisées. Dans le gouvernorat de Bizerte, qui a été l’un des premiers à voir des jeunes partir en Syrie, l’association Droit à la différence a lancé une étude sur la radicalisation des jeunes dans les quartiers de Douar Hicher à Tunis et de Zarzouna à Bizerte.
L’étude, qui reprend le concept de « plafond de verre », montre les liens profonds entre la marginalisation des jeunes et le sentiment d’exclusion et la radicalisation. « La misère, l’échec scolaire, le sentiment d’humiliation et le “laisser-pour-compte” ont fait de ces deux délégations ghettoïsées des espaces favorables à la prédication de l’islam radical liée aux filières djihadistes », peut-on lire dans le rapport.
Le manque de politique urbaine, d’aménagement d’espaces de loisirs et le taux de chômage élevé restent des problèmes majeurs dans ces zones où les jeunes présentent de forts symptômes de radicalisation. La Tunisie a aussi vu des ingénieurs et des médecins de classe aisée partir en Syrie. L’histoire la plus mémorable reste celle d’Anouar Ayoudh, radicalisé et parti en Syrie. Son père, colonel de l’armée tunisienne et médecin militaire, était parti le chercher à Istanbul pour l’exfiltrer de Syrie. Il est mort dans les attentats du 28 juin 2016 à l’aéroport d’Istanbul. Anouar avait été par la suite extradé en Tunisie avec son épouse et condamné à quatre ans de prison en 2017 pour « appartenance à une organisation terroriste » et « participation à des combats hors de la Tunisie ».
Côté institutions, la commission d’enquête parlementaire créée cinq ans après les premiers départs en Syrie sur les conditions d’envoi des jeunes dans les zones de conflit est, quant à elle, restée au point mort. En cause : les tensions politiques qui ont abouti au limogeage de la députée présidente de la commission, Leila Chettaoui, ancienne membre du parti Nidaa Tounes. Elle avait rejeté la responsabilité de la radicalisation et des départs vers la Syrie sur l’ancien gouvernement, dominé à l’époque par les islamistes, qui sont aujourd’hui le deuxième parti majoritaire dans le pays.
« Je me souviens très bien, c’était le jour où nous venions d’auditionner la CTAF, la commission tunisienne d’analyse financière, qui avait bien révélé que plusieurs associations dites “caritatives” mais en fait de prêches avaient reçu des dons étrangers, notamment du Qatar. Vers la fin de l’audition, tous les députés d’Ennahdha se sont levés et sont sortis de la salle. J’ai ensuite appris mon limogeage de la présidence de la commission par un journaliste », raconte-t-elle.
La CTAF avait également publié en avril 2017 un rapport montrant que le secteur bancaire tunisien pouvait être sensible à du blanchiment d’argent et au financement du recrutement de jeunes vers la Syrie. Elle avait parlé de près de 460 dossiers en justice. Quelques mois plus tard, le GAFI (Groupe d’action financière internationale), puis le Parlement européen plaçaient la Tunisie sur la liste noire des pays exposés au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme, suscitant un tollé en Tunisie.
https://www.mediapart.fr/journal/international/240918/la-tunisie-peine-gerer-ses-combattants-de-retour-de-syrie?onglet=full
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