L’affaire de Kertch ayant conduit à l’assaut sur des bâtiments de guerre ukrainiens ainsi qu’à la capture de ces navires et de leurs équipages est considérée par de nombreux observateurs comme une escalade délibérée dans la guerre d’agression que la Russie mène contre l’Ukraine depuis mars 2014. Ici, il sera présenté un point de vue différent en examinant le fait qu’il pourrait s’agir d’un dérapage du FSB mal contrôlé par le pouvoir russe, qui permet à l’Ukraine de révéler au grand jour, sur le plan international, l’annexion larvée de la mer d’Azov par le Kremlin ainsi que le blocus économique des ports ukrainiens de Berdyansk et Marioupol.

Le dimanche 25 novembre 2018, des navires du FSB (successeur du KGB) ont éperonné et tiré sur des bâtiments de guerre ukrainiens qui désiraient rallier Marioupol, Mer d’Azov, depuis Odessa, Mer Noire, via le détroit de Kertch. Deux patrouilleurs ukrainiens, le Berdyansk et le Nikopol, ainsi qu’un remorqueur, le Yany Kapu, ont été capturés par le FSB, sous la menace, voire sous le tir de canons de 30 mm. Les 24 hommes d’équipages ont été emmenés en captivité dans la Crimée occupée. Certains d’entre eux ont été blessés par les tirs russes. Comme seul alibi, la Russie invoque le viol de «ses» eaux territoriales, non reconnues par le droit international car elles appartiennent juridiquement à la Crimée ukrainienne. Il s’agit de la première fois, depuis près de 5 ans d’agressions, que la Russie commet un acte ouvert de guerre contre l’Ukraine, sous ses propres couleurs, au lieu d’appliquer ses techniques de guerre hybrides. C’est aussi la première fois qu’une telle affaire a pu accumuler autant de preuves incontestables alors que le Kremlin, en difficulté, a mis plusieurs jours à travailler ses éléments de langage.
Mise à jour: Il a été établi, les jours suivants, que l’acte de piraterie du FSB (tirs à tuer, capture des navires et des équipages ukrainiens) a eu lieu dans les eaux internationales.
La diplomatie russe prise de court ne sait que dire et n’utilise pas le scénario présenté par le FSB
Le représentant de Poutine embarrassé à l’ONU
On constate l’embarras de l’ambassadeur russe lors de son exposé devant le Conseil de Sécurité de l’ONU, saisi en urgence le 26 novembre (vers 18:00) alors que la « chronologie » du FSB était déjà prête et a été, moins de deux heures après, publiée en français par Sputnik, ce même 26 novembre. Pourtant l’ambassadeur russe ne l’utilise pas.
Sputnik: « Le FSB diffuse la chronologie des événements liée à l’incident dans le détroit de Kertch »
Si l’on compare la prestation très détaillée de l’ambassadeur ukrainien (00:48:00 de la vidéo) avec la banalité et l’indigence du discours de l’ambassadeur russe (01:04:42), on comprend le désarroi du Kremlin.
ONU: Ukraine – Security Council, 8410th meeting
Le fait est d’autant plus remarquable que la marine ukrainienne ne dispose pas du témoignage de ses marins mis au secret en Russie, ni des documents et enregistrements présents à bord de ses navires capturés par le FSB. Ayant absolument toutes les informations en main l’ambassadeur russe ne trouve rien à dire de concret. C’est dire à quel point l’affaire pose problème.
Des « ordres » qui ressemblent plus à briefing d’une bande de casseurs qu’à des consignes d’une opération de police des frontières
La reconstruction de la chronologie par le FSB (article Sputnik, ci-dessus) est trafiquée. Il manque, à titre d’exemple, la collision de deux patrouilleurs du FSB, le Don et l’Izoumroud. Depuis lors, le FSB pourrait être dans une importante opération « d’ass-covering », non pas à destination des Occidentaux, mais vis a vis de son propre pouvoir. Le FSB parlerait en son nom et non pas au nom de la Fédération de Russie.


En effet, il semblerait que l’ordre fut seulement d’aborder et de heurter les bâtiments ukrainiens afin de leur occasionner le maximum de dégâts voire de les capturer Le centre opérationnel russe paraissait même être prêt à accepter la seule capture du remorqueur, navire beaucoup plus lent que les patrouilleurs. En dépit de l’extrême brutalité du langage et des ordres russes on ne peut pas soutenir que l’instruction «tirer à tuer» fut explicitement donnée par le quartier Général. Bien au contraire, à l’annonce des tirs, à terre, le commandement réagi avec consternation. Encore pense-t-il probablement que l’action s’est déroulée dans les eaux qu’il considère russes.
A l’ONU, le représentant de Poutine sollicite des questions mais ne trouve rien à répondre
Toujours concernant l’ambassadeur de Russie à l’ONU, celui-ci après la réunion du 26 novembre, en conférence de presse, invite à poser des questions. Pourtant il ne répond sur rien alors que son pays dispose de toutes les informations des trois bâtiments capturés et des prisonniers. L’ambassadeur de Russie dit attendre les « résultats de l’enquête ». Le fait qu’il n’utilise pas, là non plus, les éléments de son service de renseignement en dit long.
Planté par sa famille guébiste, Poutine est aux abonnés absent
Autre fait montrant l’embarras du Kremlin: Poutine refusera de prendre Petro Porochenko puis Angela Merkel au téléphone, l’administration présidentielle n’ayant pas encore sa version des faits. Le pouvoir pris de court semble avoir « disjoncté » comme pour le Koursk, la Doubrovka ou Beslan. Le fait que Poutine ne sache pas quoi répondre laisse penser que cette «escalade», au moins en ce qui concerne son étape ultime, la plus choquante, n’avait été ni anticipée, ni voulue.
Finalement, le chef du Kremlin attendra trois jours pour s’exprimer: Tass: «Путин назвал инцидент в Керченском проливе провокацией в преддверии выборов на Украине » (Poutine a qualifié l’incident du détroit de Kertch de provocation à la veille des élections en Ukraine). Toujours est-il, qu’il ne peut pas exploiter cette « démonstration de force » à des fins intérieures. Bien au contraire, il tente de minimiser l’affaire.
De pire révélations sont elles à venir?
Et si les « tirs pour tuer », la capture des équipages et des bâtiments avaient eu lieu dans les eaux internationales?
Il faut revenir à l’ambassadeur. Dans sa conférence de presse du 26 novembre à l’ONU, celui-ci affirme que l’attaque a été réalisée dans les eaux territoriales (version russe de la territorialité, bien sûr) sans que la question ne fusse posée. Pourquoi une telle précision? Parce qu’il y a doute effectivement. Cela se joue à quelques petits miles nautiques mais il n’est pas impossible que l’attaque ait eu lieu dans les eaux internationales. Si tel est le cas, de pénible, la situation deviendrait critique car même l’alibi, inacceptable en droit international, de la Russie serait inepte. Circonstance aggravante, ajoutons que les trois navires ukrainiens capturés n’ont pas franchi le détroit de Kertch et qu’ils étaient en route retour vers Odessa. Quoi qu’il en soit, lors du mayday du Berdyansk ukrainien après le tir de l’Izoumroud du FSB, ce bâtiment se trouvait à 23 km du rivage (14 miles nautiques) alors que les eaux territoriales se terminent à 12 miles nautiques du rivage.
25/11/2018 – 22h04’28’’
– Russes : « Stoppez immédiatement tous mouvements. Sinon j’ouvre le feu. Terminé. »
25/11/2018 – 22h04’28’’
– Ukrainiens : « Neuf neuf cinq (pas clair) Quatre neuf. Suis sorti de la zone des 12 miles. Armes non utilisées (brouillé). »
Note BG : C’est à dire qu’il est en eaux internationales.
25/11/2018 – 22h04’29’’
– Russes : « Combien de blessés avez-vous, terminé »
– Ukrainiens : « J’ai besoin de secours. J’ai besoin de secours. Mayday, mayday. Position géographique : 44 51 0. 36 23 4. Mayday, mayday. Nous avons besoin de secours. Nous avons besoin de secours. »
Note BG : position à 14,39 miles de la côte. C’est à dire en eaux internationales.
25/11/2018 – 22h04’29’’
– Ukrainiens : « Nous avons un (des ?) blessé(s ?) allongé (s ?) »
25/11/2018 – 22h04’29’
– Russes : « Les mains en l’air. Tout le monde sur le bateau (sur le pont ?), les mains en l’air. Si vous avez des armes en main ou sous vos vêtements nous ouvrirons le feu pour tuer. »
Mise à jour: Il a été confirmé après la rédaction de cet article que l’acte de piraterie a eu lieu en eaux internationales.

Ce que l’on apprend sur les fissures de la maison Poutine
L’affaire de Kertch introduit un nouvel élément de compréhension sur la situation en Russie. Il met à jour un important problème de coordination dans le cartel mafieux des siloviki (ressortissants des ministères de force: armée, intérieur, services secrets, justice), qui tiennent le pays. D’autant plus grave que son épine dorsale, le FSB, est aujourd’hui celui qui cause le trouble. L’affaire de Kertch, en tout cas son dénouement criminel, n’est fort probablement pas un choix. Il s’agit plus certainement d’une énorme erreur. Une opération illégale de police afin de montrer ses muscles s’est transformée en une affaire internationale. On peut avoir voulu dépasser les souhaits supposés du maître dans le cadre d’un discours de violence et de haine promu par le Kremlin.
Il faut faire le lien avec les propos de Françoise Thom (Comprendre le Poutinisme) disant que le pouvoir russe est instable car il ne s’appuie pas sur des institutions mais sur des liens informels et occultes. L’affaire de Kertch contribue à la démonstration que la « verticale du pouvoir » peut conduire à la catastrophe, par servilité, sur-interprétation des ordres et manque d’autocontrôle. Kertch met en évidence la vulnérabilité de l’Etat Russe mais aussi le risque que représente, pour les autres nations, ce pays depuis qu’il est dans les mains de Poutine, le tchékiste.
S’il s’agissait d’une provocation ukrainienne, alors Moscou se serait fait piéger
Qu’y aurait-il de provoquant à naviguer dans ses eaux territoriales reconnues par le droit international? Néanmoins, si l’on suppose que cette affaire est une «provocation» de l’Ukraine, alors on ne peut qu’admettre que le Kremlin s’est fait piéger.
Le FSB n’a pas compris que, mécaniquement, l’affaire de Kertch deviendrait mondiale
L’accusation d’une pénétration dans des eaux territoriales russes,
si elles étaient reconnues internationalement, ne serait pas d’une grande importance. Il s’agit pourtant de la seule ligne de défense du Kremlin. En effet l’action du FSB touche aux intérêts de l’ensemble des pays du monde.
Aucune nation ne peut cautionner l’opération russe. En obturant le détroit de Kertch avec un cargo, en bloquant puis en attaquant des navires d’un autre pays, la Russie s’est opposée au libre transit prévu à la Convention des Nations Unies signée en 1982. Il n’est concevable pour aucune nation d’accepter ce type d’initiatives en eaux resserrées sinon demain ce seront les détroits du Bosphore, du Skagerak, de Gibraltar, de la Sonde, de la Malacca, de la Manche (en raison des rails montants et descendants) qui dépendront du bon vouloir des Etats riverains. Rappelons que 80% du pourcentage du trafic mondial et 70% de sa valeur transitent par la mer. D’un conflit local dont le monde se soucie fort peu, le FSB, par un raisonnement de guerre terrestre et un aveuglement sidérant, a fait un enjeu mondial. En conséquence, l’Ukraine n’a jamais eu autant de soutiens, au moins oraux car ces soutiens défendent leur propre intérêt.
Le prochain sommet du G20 risque donc d’être, pour Poutine, une redite du sommet de Brisbane (novembre 201), où il était totalement isolé et qu’il a quitté précipitamment.

Au passage rappelons que la Russie ayant très peu d’accès aux mers libres seraient extrêmement vulnérable à la mise en place, ailleurs, des procédures qu’elle exige pour Kertch. Il serait particulièrement intéressant d’examiner ce type de sanctions qui auraient un effet immédiatement dissuasif. Voir l’article: « Comment sanctionner l’affaire de Kertch et lever l’asphyxie rampante des ports de Berdyansk et de Marioupol? »
Il faudra se pencher rapidement sur cette éventualité compte tenu du fait qu’il semble, à ce jour, le 29/11/2018, que le blocus maritime de Marioupol et de Berdyansk soit devenu quasi total.

Les agissements et méthodes russes ont émergé de la clandestinité dans la réprobation mondiale
- Il ne s’agit plus de la guerre hybride formalisée par Guerassimov. Pour la première fois la Russie a commis sous son propre drapeau un acte de guerre contre l’Ukraine. Cet acte de guerre est très largement documenté par des preuves tangibles. Les responsabilités sont bien plus aisées à déterminer que dans le Donbass.
- La Russie de Poutine passe ouvertement pour un état voyou sans pouvoir se cacher derrière des mercenaires, des agitateurs, des « touristes », ou des militaires en « vacances » voire en « retraite », comme elle en a pris l’habitude en Ukraine. Elle en devient, un peu plus, un paria international.
- L’annexion rampante de la Mer d’Azov et l’asphyxie programmée des ports de Marioupol et de Berdyansk est sortie de l’ombre où Poutine voulait les cantonner. Elles ont été exposées dans une réunion urgente du Conseil de Sécurité de l’ONU. De nombreux pays intervenant lors de cette séance ont, de plus,rappelé les autres actions reprochées par la communauté internationale à la Russie vis a vis de l’Ukraine. L’ambassadeur russe en a montré une contrariété certaine espérant contenir les exposés à l’affaire de Kertch.
- Les pays européens réfléchissent à de nouvelles sanctions.
Une remobilisation du sentiment national en Ukraine
Au coeur d’une interminable guerre hybride dont les morts et les destructions se suivent dans le désespoir des populations concernées, mais dans l’indifférence, voire la fatigue des autres, l’Ukraine se remobilise.
Sans même parler de l’état d’urgence, la bavure du FSB est un élément qui peut contribuer à la ré-élection de Petro Poroshenko, qui déplairait tant à Vladimir Poutine. Les Ukrainiens sont divisés et d’opinions politiques radicalement différentes. Néanmoins ils savent faire taire leurs divergences, en Ukraine et à l’étranger, en cas d’agression explicite pour faire front à un ennemi commun explicitement désigné. Plus les jeunes marins resteront en captivité, plus leur « confessions » arrachées par le FSB seront diffusées par la Russie, plus l’opinion ukrainienne sera chauffée à blanc.
Poroshenko a de nouvelles cartes en main. Espérons qu’il en jouera pour le bien de son pays et de ses concitoyens.
Bernard Grua, Nantes, 28/11/2018
Mise à jour: En réalité il ne s’agissait pas d’une provocation ukrainienne comme l’a montré la suite. Plus gravement, Kiev n’a pas anticipé les conséquences de cette affaire et ne s’est donc pas coordonné, en amont, avec les pays, qui soutiennent l’Ukraine, sur les mesures à adopter en cas d’abordage. Ainsi, les pays occidentaux n’ont que très mollement réagi en se contentant de clownesques sanctions contre les huit sous-fifres russes les plus impliqués dans cet acte de piraterie. Autrement dit, aucun coût pour le Kremlin. Cela crée un grave précédent sur les limites d’application du droit international de la mer.
ADDENDUM
Que penser de l’accusation disant que l’Ukraine avait violé, aussi, les eaux déjà territorialement russes avant l’annexion de la Crimée?
Le 26 novembre, à l’ONU, l’ambassadeur d’Ukraine signalait que la Russie reproche aussi aux marins ukrainiens d’être entrés dans les eaux qui étaient territorialement et réellement russes (à savoir celles d’avant l’annexion, non reconnue, de la Crimée). Monsieur l’ambassadeur disait à juste titre que venant d’Odessa (c’est à dire de l’Ouest) il n’est pas logique de dévier à l’Est pour franchir un détroit orienté Sud-Nord.
Le représentant de Poutine n’a pas répondu à ce point. Il avait probablement de bonnes raisons, là aussi.
Il semblerait que les bâtiments ukrainiens aient essayé d’éviter les collisions directement recherchées par les bâtiments du FSB. Ils se seraient retrouvés coincés dans la zone d’ancrage 471 qui est à cheval sur la frontière maritime reconnue internationalement entre l’Ukraine et la Russie (carré rouge sur la carte). Attention se sont des informations russes à prendre au conditionnel.

Il peut paraitre incompréhensible que le FSB invoque sa propre turpide. Toutefois dans le jugement des marin ukrainiens en Russie, cela a du sens. On ne parlera pas de la cause mais du résultat, à savoir le « viol » de la frontière maritime « historique » russe.
Notons que ce « viol » est intervenu bien avant les « tirs pour tuer » de l’Imzouroud (22h04’28’’ )
description de l’ENSEMBLE DES Bâtiments russes ayant participé à l’opération de piraterie ainsi que de leur armement
Russia Beyond (média russe) – Voir l’article d’Igor Rozin paru le 26 novembre 2018: « Gros plan sur les bâtiments russes ayant arraisonné des navires ukrainiens dans le détroit de Kertch »
Investigations de Bellincat
30 novembre, 2018 par Michael Cruickshank: « Investigating The Kerch Strait Incident »
3 commentaires sur « L’affaire de Kertch: montre-t-elle les limites de la verticale du pouvoir et du cartel des siloviki? »